2009-02-15
La solitude des pauvres
L'autre jour, j'ai regardé un vieux film de Marcel Carné, L'Air de Paris, qui n'est pas un de ses plus connus, mais qui a quand même le mérite de compter Gabin et Arletty parmi les vedettes du film. Ceux-ci n'étaient plus jeunes en 1954, mais Gabin est quand même magnétique dans son rôle d'ancien boxeur qui prend sous son aile un poulain récalcitrant dans l'espoir de faire de lui le champion que lui-même n'a été que trop brièvement. Longtemps avant Rocky, Carné fait dépendre de péripéties pugilistiques le sort de personnages attachants qui veulent se sortir d'une certaine indigence. Le film nous plonge donc dans les milieux modestes de Paris et fait parler ceux qui rêvent de mieux, comme le jeune André Ménard. La seule incertitude dans l'intrigue vient de la rencontre de Dédé avec une jeune dame du grand monde, qui a fait le sacrifice de ses sentiments pour bénéficier de la sécurité dans une cage dorée, mais qui s'éprend malgré elle du jeune boxeur. Ce dernier doit choisir entre l'amour et la boxe, mais c'est la jolie môme de son cœur qui tranche.
Mais l'intérêt du film, c'est aussi le Paris de 1954, celui de l'adolescence de ma mère et celui dont il reste encore beaucoup de traces, ou dont il restait de nombreux vestiges quand je passais des jours et des semaines à Paris durant les étés de ma jeunesse. À première vue, je n'ai pas eu l'impression que Carné avait abusé de décors et de reconstitutions de Paris en carton-pâte. De toutes façons, l'important, c'est qu'il met en scène le Paris des petites gens, des immigrés nord-africains, des chambres d'hôtel étriquées et des boutiques encombrées. Le Paris de Léo Malet, aussi, qui se lançait dans les Nouveaux Mystères de Paris la même année. Le Paris que les grands travaux, la modernisation et l'embourgeoisement ont beaucoup grugé. Voyage en France et voyage dans le temps.
En même temps, je réfléchissais qu'on ne voit plus très souvent au cinéma des vies ordinaires aussi modestes, à moins de tomber sur un film à thèse. Les films hollywoodiens semblent considérer que l'Étatsunien moyen vit obligatoirement dans une maison (sauf à New York, ce qui explique sans doute l'ambivalence éprouvée par le reste des États-Unis à l'égard de la métropole) avec garage. (De fait, 68% des ménages sont propriétaires de leur logement, ce qui inclut beaucoup de maisons.) C'est sans doute particulièrement vrai dans les films pour jeunes, et moins vrai dans les films d'action où les personnages fréquentent parfois ce qu'on présente comme les bas-fonds de la société.
Autre exception : les films à petit budget... Le film étatsunien Wendy and Lucy, par la cinéaste indépendante Kelly Reichardt, met en vedette un personnage aussi paumé que le jeune Ménard de L'air de Paris. La jeune Wendy a quitté l'Indiana pour gagner l'Alaska quand sa voiture rend l'âme dans un stationnement d'une ville de l'Oregon. Comme son argent est compté, elle tente de faire durer son viatique en volant à l'étalage afin de nourrir sa chienne Lucy, et elle se fait arrêter. Et quand elle revient chercher Lucy, celle-ci a disparu. Bref, la situation empire de jour en jour pour Wendy, qui dormait dans sa voiture, mais qui doit confier celle-ci à un garage pour finir par apprendre que le moteur est fichu.
J'ai lu au moins une critique qui suggérait que le film raconte une déchéance qui culmine avec un désastre. En fait, je ne l'ai pas entièrement perçu ainsi. Certes, Wendy accumule les coups durs, doit renoncer à sa voiture et à sa chienne, mais quand elle saute dans un train pour reprendre son voyage, il lui reste presque tout son argent et elle espère encore trouver du travail en Alaska. Mais son expression dure n'a plus la relative décontraction des premiers moments du film. Quand elle est prise sur le fait au supermarché, l'employé qui insiste pour appeler la police lui jette au visage qu'elle ne devrait pas avoir un chien si elle n'a pas de quoi le nourrir. En fin de compte, cette observation aussi cruelle que juste est implicitement acceptée par Wendy, même si ce jugement signifie en fait que les pauvres n'ont pas le droit d'avoir des amants, des amis ou des animaux de compagnie... Ils n'ont que le droit de vivre seuls ou mourir.
Wendy était déjà seule. Personne ne se souciait d'elle. Quand elle appelle sa sœur à des centaines de kilomètres de là, elle se fait rembarrer. Wendy est le symbole de l'isolement et de la solitude des pauvres, dont la pauvreté est souvent le résultat de cette absence de filet de sécurité. En même temps, les critiques qui font des péripéties du film des désastres exagèrent peut-être un peu... ou peut-être n'ont-ils jamais dormi dans leur voiture, vu la nuit tomber sans savoir où ils coucheraient, erré la nuit dans une ville parce qu'ils n'avaient nulle part où dormir, ou fait d'une toilette publique leur salle de bain.
Wendy se débrouille comme elle peut et sans se plaindre; parfois, elle se paie de petits luxes qu'on a envie de lui reprocher, mais c'est bien parce que le film nous oblige à voir — sans verser dans le mélo comme L'Air de Paris — le quotidien de personnes qu'on essaie de ne pas voir, d'habitude. (Mais contrairement à Leon Logothetis et aux jeunes itinérants qui réclament l'aumône pour eux et pour leurs chiens, Wendy ne quémande jamais. Parfois, on lui fait la charité, mais c'est la charité ordinaire de ceux qui ne se privent pas du nécessaire pour aider les autres.) Film emblématique d'une nouvelle ère aux États-Unis? C'est peut-être un peu tôt pour le comparer à The Grapes of Wrath, mais s'il annonçait la fin d'une ère d'égoïsme et d'égocentrisme (dont Confessions of a Shopaholic serait l'emblème), ce serait déjà ça de pris.
Mais, ah! les femmes et leurs chiens... Plus ça va, plus je vais finir par croire que ce sont les femmes qui ont domestiqué les chiens.
Mais l'intérêt du film, c'est aussi le Paris de 1954, celui de l'adolescence de ma mère et celui dont il reste encore beaucoup de traces, ou dont il restait de nombreux vestiges quand je passais des jours et des semaines à Paris durant les étés de ma jeunesse. À première vue, je n'ai pas eu l'impression que Carné avait abusé de décors et de reconstitutions de Paris en carton-pâte. De toutes façons, l'important, c'est qu'il met en scène le Paris des petites gens, des immigrés nord-africains, des chambres d'hôtel étriquées et des boutiques encombrées. Le Paris de Léo Malet, aussi, qui se lançait dans les Nouveaux Mystères de Paris la même année. Le Paris que les grands travaux, la modernisation et l'embourgeoisement ont beaucoup grugé. Voyage en France et voyage dans le temps.
En même temps, je réfléchissais qu'on ne voit plus très souvent au cinéma des vies ordinaires aussi modestes, à moins de tomber sur un film à thèse. Les films hollywoodiens semblent considérer que l'Étatsunien moyen vit obligatoirement dans une maison (sauf à New York, ce qui explique sans doute l'ambivalence éprouvée par le reste des États-Unis à l'égard de la métropole) avec garage. (De fait, 68% des ménages sont propriétaires de leur logement, ce qui inclut beaucoup de maisons.) C'est sans doute particulièrement vrai dans les films pour jeunes, et moins vrai dans les films d'action où les personnages fréquentent parfois ce qu'on présente comme les bas-fonds de la société.
Autre exception : les films à petit budget... Le film étatsunien Wendy and Lucy, par la cinéaste indépendante Kelly Reichardt, met en vedette un personnage aussi paumé que le jeune Ménard de L'air de Paris. La jeune Wendy a quitté l'Indiana pour gagner l'Alaska quand sa voiture rend l'âme dans un stationnement d'une ville de l'Oregon. Comme son argent est compté, elle tente de faire durer son viatique en volant à l'étalage afin de nourrir sa chienne Lucy, et elle se fait arrêter. Et quand elle revient chercher Lucy, celle-ci a disparu. Bref, la situation empire de jour en jour pour Wendy, qui dormait dans sa voiture, mais qui doit confier celle-ci à un garage pour finir par apprendre que le moteur est fichu.
J'ai lu au moins une critique qui suggérait que le film raconte une déchéance qui culmine avec un désastre. En fait, je ne l'ai pas entièrement perçu ainsi. Certes, Wendy accumule les coups durs, doit renoncer à sa voiture et à sa chienne, mais quand elle saute dans un train pour reprendre son voyage, il lui reste presque tout son argent et elle espère encore trouver du travail en Alaska. Mais son expression dure n'a plus la relative décontraction des premiers moments du film. Quand elle est prise sur le fait au supermarché, l'employé qui insiste pour appeler la police lui jette au visage qu'elle ne devrait pas avoir un chien si elle n'a pas de quoi le nourrir. En fin de compte, cette observation aussi cruelle que juste est implicitement acceptée par Wendy, même si ce jugement signifie en fait que les pauvres n'ont pas le droit d'avoir des amants, des amis ou des animaux de compagnie... Ils n'ont que le droit de vivre seuls ou mourir.
Wendy était déjà seule. Personne ne se souciait d'elle. Quand elle appelle sa sœur à des centaines de kilomètres de là, elle se fait rembarrer. Wendy est le symbole de l'isolement et de la solitude des pauvres, dont la pauvreté est souvent le résultat de cette absence de filet de sécurité. En même temps, les critiques qui font des péripéties du film des désastres exagèrent peut-être un peu... ou peut-être n'ont-ils jamais dormi dans leur voiture, vu la nuit tomber sans savoir où ils coucheraient, erré la nuit dans une ville parce qu'ils n'avaient nulle part où dormir, ou fait d'une toilette publique leur salle de bain.
Wendy se débrouille comme elle peut et sans se plaindre; parfois, elle se paie de petits luxes qu'on a envie de lui reprocher, mais c'est bien parce que le film nous oblige à voir — sans verser dans le mélo comme L'Air de Paris — le quotidien de personnes qu'on essaie de ne pas voir, d'habitude. (Mais contrairement à Leon Logothetis et aux jeunes itinérants qui réclament l'aumône pour eux et pour leurs chiens, Wendy ne quémande jamais. Parfois, on lui fait la charité, mais c'est la charité ordinaire de ceux qui ne se privent pas du nécessaire pour aider les autres.) Film emblématique d'une nouvelle ère aux États-Unis? C'est peut-être un peu tôt pour le comparer à The Grapes of Wrath, mais s'il annonçait la fin d'une ère d'égoïsme et d'égocentrisme (dont Confessions of a Shopaholic serait l'emblème), ce serait déjà ça de pris.
Mais, ah! les femmes et leurs chiens... Plus ça va, plus je vais finir par croire que ce sont les femmes qui ont domestiqué les chiens.
Libellés : Films
Comments:
<< Home
Un documentaire récent vu à la télévision proposait exactement cela: que c'étaient les femmes qui avaient été les instruments de la domestication du loup au chien. Des femmes qui avaient perdu leur bébé nourrissaient au sein des louveteaux dont la mère avait été tué. Ceci intégrait le loup à la meute humaine.
Joël Champetier
Joël Champetier
hmm...peut-etre de cela les histoires des enfants qui etaient allaite par les loups.
et sans verser dans le mélo!
Interessant.
Publier un commentaire
et sans verser dans le mélo!
Interessant.
<< Home