2008-08-06
Europe 1990 (3)
En 1990, j'ai visité Venise parce que c'était une ville incontournable, mais j'ignorais presque tout de la place qu'elle occupe dans la culture occidentale, et tout spécialement la littérature. Ai-je ensuite lu avec une attention particulière les ouvrages qui se passaient à Venise? Sans doute que oui, et c'était sans doute l'utilité du Grand Tour européen que d'établir un lien concret entre les décors des grands textes et le vécu du lecteur. Ainsi, c'est après mon propre passage à Venise que j'ai lu Proust et Mann...
Death in Venice
J'ai lu la traduction anglaise de Thomas Mann par H. T. Lowe-Porter à Toronto, quelques années plus tard. Puis, j'ai lu « Maure à Venise » de Daniel Sernine, qui faisait se rencontrer, dans un tourbillon d'allusions et d'évocations, tant un Maure à Venise renvoyant à Shakespeare, l'acteur qui jouait le Tadzio de Mann dans le film de Visconti en 1971 et des personnages plus récents, hantés par le spectre du SIDA. Cette année, j'ai finalement vu le célèbre film de Visconti, qui se montre d'une rare fidélité au roman de Mann.
Avec Dirk Bogarde et Bjorn Andresen, le film ressuscite une Europe que Visconti est presque assez vieux pour se rappeler, celle de la première mondialisation d'avant la chute du Rideau de Fer. Après tout, Mann et Visconti nous montrent un Autrichien à Venise, côtoyant une famille venue de l'Europe de l'Est dans le cadre d'un palace opéré à la française et fréquentant une agence de voyage britannique. D'ailleurs, la famille (polonaise) de Tadzio semble avoir une gouvernante qui parle français...
Un des seuls changements apportés par Visconti au récit de Mann fait de Gustav Aschenbach un musicien, et non un écrivain. Comme l'artiste du roman est inspiré par Gustav Mahler et que Visconti emploie en connaissance de cause la musique de Mahler dans le film, cela se défend. Et comme le nom de Mahler renvoie au métier de peintre, Aschenbach réunit en un seul personnage trois grandes traditions artistiques, c'est-à-dire celle du plasticien (peintre ou sculpteur), celle du musicien et celle du poète. Comme symbole de l'Art, Aschenbach est d'autant plus emblématique de la recherche du Beau (incarné par Tadzio) qui lui fera prendre conscience de la laideur du monde, le dilemme ne pouvant se résoudre que dans la mort...
Un touriste à Venise
Le 6 août 1990, j'étais moi-même un touriste à Venise, pour quelques heures entre l'arrivée du train à l'aube et le retour à la gare pour essayer d'aller coucher à Vérone. Cette arrivée matinale m'avait offert le spectacle magique d'une traversée de la lagune couverte de brumes que le soleil allait dissiper. (Rien de commun avec l'arrivée en vaporetto que filme Visconti, touchant terre au Lido après une traversée en plein soleil.) Et j'avais vu Venise émerger de cette gangue de brouillard...
Ce n'était pas le bon bout de Venise, évidemment. Une fois débarqué du train, il me resterait à traverser toute la ville à pied pour atteindre la piazza San Marco. Mais s'il manquait églises et palazzi aux abords de la gare, je suis tombé sous le charme de Venise en marchant dans ses rues, en assistant au lent réveil de la ville, en découvrant au détour d'une ruelle une façade sculptée datant de la Renaissance ou un canalicule servant de stationnement à une vedette. Ce qui, dans une autre ville, aurait mérité une mention dans tous les guides de voyage n'était à Venise qu'un détail parmi d'autres. Plus je m'approchais de la place Saint-Marc, plus je croisais des édifices dignes de figurer dans une peinture — et dont certains avaient sans doute servi de modèle à plus d'un peintre, comme Canaletto. Et, une fois devant Saint-Marc, je ne savais plus où regarder. Église, palais, tour, arcade, façades...
J'ai visité le palais des Doges, bien sûr. J'ai vu le pont des Soupirs, bien sû. J'ai visité la basilique Saint-Marc, bien sûr. Après avoir trouvé un coin discret où enfiler un pantalon par-dessus mes shorts puisqu'à l'époque, on ne laissait pas entrer dans les lieux de culte les touristes trop peu habillés et que des gardiens étaient postés à l'extérieur pour s'assurer de la correction de la tenue. Une fois à l'intérieur, j'ai retiré le pantalon sous le regard des chevaux de Saint-Marc, afin qu'en sortant de l'église, mes genoux dénudés fassent la nique aux gardiens de la décence italienne... Heureusement, les chevaux en avaient vu d'autres. Il me restait à admirer la Pala d'Oro et à visiter le Musée Correr, dont je retiendrais la statue de Marco Polo représenté sous les traits d'une idole chinoise. Mon temps s'écoulait, de plus en plus vite.Je suis aussi monté dans le campanile en face du palais des Doges et j'ai pris quelques photos soulignant la nature essentiellement maritime de la ville. Ainsi, cette photo de la pointe de la Douane montre un édifice du dix-septième siècle surmonté d'une tour coiffée de la Palla d'Oro qu'il ne faut pas confondre avec l'autre...Quant à la photo ci-dessous de l'île de San Giorgio Maggiore, elle est un peu trompeuse, car on pourrait croire qu'elle se dresse toute seule au milieu de la lagune, mais elle n'est séparée de la Giudecca que par un étroit chenal.Et puis, je suis revenu à la gare. Le train pour Vérone s'est vite rempli, mais j'ai débarqué à Vérone en croyant pouvoir trouver un lit à l'auberge de jeunesse, voire dans un petit hôtel s'il le fallait. Mais j'ignorais qu'un grand festival débutait le soir même. Les hôtels étaient pleins et j'ai fini par reprendre le train pour Vienne, résigné à passer ce qui serait la troisième nuit d'affilée dans un moyen de transport. Car j'avais passé la nuit sur le plancher du traversier de la Grèce à l'Italie, puis une nuit en train de Bari à Venise, en compagnie de deux voyageurs écossais avec qui j'avais parlé de notre passion commune pour Iain Banks.
Jamais deux sans trois, donc... sauf que ce serait la pire de toutes. Le train pour Vienne était bondé. Je ne sais plus comment, mais j'ai réussi à me faufiler dans un compartiment de première classe pour m'emparer d'une place assise avant que le train se remplisse encore plus à l'arrêt suivant, où monteraient les voyageurs en provenance de Venise. J'étais prêt à payer le supplément pour la première classe, mais soit le contrôleur ne s'est jamais pointé soit il n'a pas réclamé... J'ai donc eu la chance de passer la nuit assis dans un compartiment avec cinq autres personnes pendant que des voyageurs passaient la nuit debout dans le couloir. Je crois me souvenir que les douaniers autrichiens nous ont fait la bonne surprise de nous réveiller en pleine nuit pour voir nos passeports — c'était avant les accords de Schengen... Et j'ai noté dans mon journal de bord qu'il pleuvait quand la lumière du jour nous a révélé les paysages verdoyants de l'Autriche. Depuis le 25 juillet, je n'avais connu que des pays ensoleillés.
Ainsi, j'étais crevé quand j'ai débarqué à Vienne pour la première fois. Tenter de trouver une chambre par téléphone, puis traverser la ville jusqu'aux bureaux d'Ökista, puis repartir occuper la chambre en pension que ces bonnes gens m'avaient trouvée sur la Skodagasse... Tout cela m'a achevé et la journée du 7, je l'ai terminée dans mon lit, sans avoir vu Vienne autrement qu'en cherchant un logement. Mais, au moins, j'étais enfin couché dans un lit!
Death in Venice
J'ai lu la traduction anglaise de Thomas Mann par H. T. Lowe-Porter à Toronto, quelques années plus tard. Puis, j'ai lu « Maure à Venise » de Daniel Sernine, qui faisait se rencontrer, dans un tourbillon d'allusions et d'évocations, tant un Maure à Venise renvoyant à Shakespeare, l'acteur qui jouait le Tadzio de Mann dans le film de Visconti en 1971 et des personnages plus récents, hantés par le spectre du SIDA. Cette année, j'ai finalement vu le célèbre film de Visconti, qui se montre d'une rare fidélité au roman de Mann.
Avec Dirk Bogarde et Bjorn Andresen, le film ressuscite une Europe que Visconti est presque assez vieux pour se rappeler, celle de la première mondialisation d'avant la chute du Rideau de Fer. Après tout, Mann et Visconti nous montrent un Autrichien à Venise, côtoyant une famille venue de l'Europe de l'Est dans le cadre d'un palace opéré à la française et fréquentant une agence de voyage britannique. D'ailleurs, la famille (polonaise) de Tadzio semble avoir une gouvernante qui parle français...
Un des seuls changements apportés par Visconti au récit de Mann fait de Gustav Aschenbach un musicien, et non un écrivain. Comme l'artiste du roman est inspiré par Gustav Mahler et que Visconti emploie en connaissance de cause la musique de Mahler dans le film, cela se défend. Et comme le nom de Mahler renvoie au métier de peintre, Aschenbach réunit en un seul personnage trois grandes traditions artistiques, c'est-à-dire celle du plasticien (peintre ou sculpteur), celle du musicien et celle du poète. Comme symbole de l'Art, Aschenbach est d'autant plus emblématique de la recherche du Beau (incarné par Tadzio) qui lui fera prendre conscience de la laideur du monde, le dilemme ne pouvant se résoudre que dans la mort...
Un touriste à Venise
Le 6 août 1990, j'étais moi-même un touriste à Venise, pour quelques heures entre l'arrivée du train à l'aube et le retour à la gare pour essayer d'aller coucher à Vérone. Cette arrivée matinale m'avait offert le spectacle magique d'une traversée de la lagune couverte de brumes que le soleil allait dissiper. (Rien de commun avec l'arrivée en vaporetto que filme Visconti, touchant terre au Lido après une traversée en plein soleil.) Et j'avais vu Venise émerger de cette gangue de brouillard...
Ce n'était pas le bon bout de Venise, évidemment. Une fois débarqué du train, il me resterait à traverser toute la ville à pied pour atteindre la piazza San Marco. Mais s'il manquait églises et palazzi aux abords de la gare, je suis tombé sous le charme de Venise en marchant dans ses rues, en assistant au lent réveil de la ville, en découvrant au détour d'une ruelle une façade sculptée datant de la Renaissance ou un canalicule servant de stationnement à une vedette. Ce qui, dans une autre ville, aurait mérité une mention dans tous les guides de voyage n'était à Venise qu'un détail parmi d'autres. Plus je m'approchais de la place Saint-Marc, plus je croisais des édifices dignes de figurer dans une peinture — et dont certains avaient sans doute servi de modèle à plus d'un peintre, comme Canaletto. Et, une fois devant Saint-Marc, je ne savais plus où regarder. Église, palais, tour, arcade, façades...
J'ai visité le palais des Doges, bien sûr. J'ai vu le pont des Soupirs, bien sû. J'ai visité la basilique Saint-Marc, bien sûr. Après avoir trouvé un coin discret où enfiler un pantalon par-dessus mes shorts puisqu'à l'époque, on ne laissait pas entrer dans les lieux de culte les touristes trop peu habillés et que des gardiens étaient postés à l'extérieur pour s'assurer de la correction de la tenue. Une fois à l'intérieur, j'ai retiré le pantalon sous le regard des chevaux de Saint-Marc, afin qu'en sortant de l'église, mes genoux dénudés fassent la nique aux gardiens de la décence italienne... Heureusement, les chevaux en avaient vu d'autres. Il me restait à admirer la Pala d'Oro et à visiter le Musée Correr, dont je retiendrais la statue de Marco Polo représenté sous les traits d'une idole chinoise. Mon temps s'écoulait, de plus en plus vite.Je suis aussi monté dans le campanile en face du palais des Doges et j'ai pris quelques photos soulignant la nature essentiellement maritime de la ville. Ainsi, cette photo de la pointe de la Douane montre un édifice du dix-septième siècle surmonté d'une tour coiffée de la Palla d'Oro qu'il ne faut pas confondre avec l'autre...Quant à la photo ci-dessous de l'île de San Giorgio Maggiore, elle est un peu trompeuse, car on pourrait croire qu'elle se dresse toute seule au milieu de la lagune, mais elle n'est séparée de la Giudecca que par un étroit chenal.Et puis, je suis revenu à la gare. Le train pour Vérone s'est vite rempli, mais j'ai débarqué à Vérone en croyant pouvoir trouver un lit à l'auberge de jeunesse, voire dans un petit hôtel s'il le fallait. Mais j'ignorais qu'un grand festival débutait le soir même. Les hôtels étaient pleins et j'ai fini par reprendre le train pour Vienne, résigné à passer ce qui serait la troisième nuit d'affilée dans un moyen de transport. Car j'avais passé la nuit sur le plancher du traversier de la Grèce à l'Italie, puis une nuit en train de Bari à Venise, en compagnie de deux voyageurs écossais avec qui j'avais parlé de notre passion commune pour Iain Banks.
Jamais deux sans trois, donc... sauf que ce serait la pire de toutes. Le train pour Vienne était bondé. Je ne sais plus comment, mais j'ai réussi à me faufiler dans un compartiment de première classe pour m'emparer d'une place assise avant que le train se remplisse encore plus à l'arrêt suivant, où monteraient les voyageurs en provenance de Venise. J'étais prêt à payer le supplément pour la première classe, mais soit le contrôleur ne s'est jamais pointé soit il n'a pas réclamé... J'ai donc eu la chance de passer la nuit assis dans un compartiment avec cinq autres personnes pendant que des voyageurs passaient la nuit debout dans le couloir. Je crois me souvenir que les douaniers autrichiens nous ont fait la bonne surprise de nous réveiller en pleine nuit pour voir nos passeports — c'était avant les accords de Schengen... Et j'ai noté dans mon journal de bord qu'il pleuvait quand la lumière du jour nous a révélé les paysages verdoyants de l'Autriche. Depuis le 25 juillet, je n'avais connu que des pays ensoleillés.
Ainsi, j'étais crevé quand j'ai débarqué à Vienne pour la première fois. Tenter de trouver une chambre par téléphone, puis traverser la ville jusqu'aux bureaux d'Ökista, puis repartir occuper la chambre en pension que ces bonnes gens m'avaient trouvée sur la Skodagasse... Tout cela m'a achevé et la journée du 7, je l'ai terminée dans mon lit, sans avoir vu Vienne autrement qu'en cherchant un logement. Mais, au moins, j'étais enfin couché dans un lit!
Libellés : Voyages