2007-09-16

 

Hippocampe

Après la neurofiction (de Greg Egan ou d'autres), du neurothéâtre?

Eh bien, non, pas à Montréal. Et pas au Théâtre Prospero sur la rue Ontario. La pièce « Hippocampe » de Pascal Brullemans se réclame de la biologie de la mémoire (des allusions aux cellules parsèment le texte, un personnage est un chercheur en neurologie, un autre est narcoleptique et amnésique), mais la théorie neurologique de la mémoire ne joue aucun rôle actif dans l'intrigue. Au contraire, la pièce se situe nettement en retrait des possibilités ouvertes par un film comme Memento. Ainsi, l'amnésie de Suzanne est d'un type retrouvé plus souvent dans la fiction populaire que dans la réalité clinique : effacement complet des souvenirs antérieurs à un traumatisme, mais sans nuire à la capacité de former de nouveaux souvenirs. (On est loin d'Henry M.)

En fait, l'intrigue de la pièce est d'une pauvreté affligeante, qui ne fait illusion que parce que le déroulement chronologique des événements est bousculé, haché, saucissonné, livré dans le désordre et maquillé par de nombreux artifices de narration. En gros, l'histoire se partage entre deux époques. En 1966-1969, Adam loue un espace à Romuald, qui veut lancer une boîte de nuit avec l'aide de son amie de cœur Laura et d'une jeune femme, Suzanne, héritière endeuillée qui cherche à se désennuyer.

Trente ans plus tard, Adam (tourmenté par des réminiscences qu'il cherche à exorciser en faisant appel à des prostituées) loue un appartement (le même espace, peut-être) à Carl, un jeune chercheur accompagné de sa mère amnésique et narcoleptique, Suzanne. Mais le séjour de Carl dans l'appartement est troublé non seulement par les visites de Melissa, une des prostituées engagées par Adam, mais aussi par des manifestations étranges qui forcent le jeune homme à s'interroger sur son équilibre mental. Outre les jeux de scène employés pour assurer les transitions entre les scènes ou les retours en arrière, certains de ces phénomènes semblent bien réels pour les personnages et pourraient rattacher la pièce, si on y tenait vraiment, au fantastique. De fait, le crescendo de l'action rapproche l'accident fatidique de la jeune Suzanne en 1969 et une certaine prise de conscience de la vieille Suzanne, en 1999. Toutefois, le spectateur ne peut savoir si Suzanne retrouve véritablement le souvenir des années noyées ou s'il s'agit d'une représentation d'un travail qui s'opère dans les tréfonds de son subconscient... De toute évidence, la révélation du drame est censée primer sur le reste et fournir à l'histoire son point culminant. Pourtant, le déploiement de moyens de la mise en scène cache mal qu'il s'agit d'un fait divers, qui n'incrimine ni une fatalité immanente ni une volonté de destruction ni des intentions contradictoires dont l'interférence provoquerait une tragédie...

Le livret programme de la soirée offre d'autres lectures de la pièce, mais si les manifestations insolites doivent s'expliquer par le désir de la chambre elle-même de conserver le souvenir de Suzanne, puis de réveiller la mémoire assoupie de celle-ci, cela n'introduit qu'un personnage de plus dans la pièce... C'est possible, mais cette lecture fantastique ne fait que déplacer la ligne de démarcation entre le réel et l'imaginaire, sans abolir les événements à l'origine du drame. Quant aux lectures allégorico-politiques que suggère Pascal Brullemans, elles sont plus ou moins convaincantes, mais elles n'entraînent pas de révision de la trame — et c'est cette trame qui déçoit. L'écriture est quelconque et l'intrigue n'atteint pas le niveau d'une bonne prestation du théâtre boulevardier d'antan.

Cela dit, les performances des acteurs (Dominic Anctil, Muriel Dutil, Anne-Sylvie Gosselin, Isabelle Lamontagne, Gaétan Nadeau, Dominique Quesnel et Sacha Samar) sont généralement impeccables — sauf lorsqu'on leur demande de chanter. Même si la célèbre chanson Suzanne de Leonard Cohen fait partie des leitmotiv de la pièce, on ne gagne rien à écouter des amateurs la massacrer. Mais sans doute que les droits exigés par les propriétaires des performances autorisées étaient trop élevés pour le budget de la troupe du Théâtre de Quat'Sous.

Surtout, ce qui sauve la pièce, c'est la mise en scène brillante d'Éric Jean. J'ai compté au moins quatorze ouvertures (portes, fenêtres, trappes, passages dérobés) permettant aux personnages de circuler avec une liberté surprenante. La pièce exploite aussi la transparence d'une cloison et des soupiraux, ainsi qu'une multitude d'autres procédés scénographiques : ombres chinoises, jeux de lumière, musique d'ambiance, effets sonores, personnages sur scène que les autres affectent de ne pas voir, numéros chorégraphiés, utilisation des coulisses...

Bref, la pièce offre une expérience fantastique qui met à contribution toutes les ressources d'une mise en scène pleine d'imagination, mais il lui manque la vision puissante et créatrice qui en ferait quelque chose... d'inoubliable.

Quant à l'anthologie Land/Space réunie par Candas Jane Dorsey et Judy McCroskey pour Tesseract Books, que j'ai fini par terminer, elle est assez hétéroclite — mais j'en garde une bonne impression. Le thème des Plaines est traité par des auteurs de partout, mais surtout par des Canadiens de l'Ouest, quelques auteurs du nord-ouest des États-Unis et des Australiens. Tous les textes ne sont pas inédits, comme l'excellent « Baruch, the Man-Faced Dog » de Steven Michael Berzensky, et j'avais déjà lu la nouvelle de Holly Phillips, « All the Room in the World », mais quelques nouvelles frappantes se détachent de l'ensemble. On peut citer le désopilant « Mormonism and the Saskatoon Space Programme » de Hugh Spencer, la nouvelle surréaliste de Judy Berlyne McCrosky, « Horsepower », qui signe une version corrigée du mythe du cowboy, la pochade humoristique « Greener Grass » d'Anne Louise Waltz et l'histoire d'amour « A River Garden » d'Ursula Pflug. Si ces textes sont souvent hors-normes, d'autres offrent des intrigues balisées et familières, mais toujours agréables quand elles ont un minimum d'originalité ou d'humanité, comme « Waiting for the Zephyr » de Tobias S. Buckell. Par contre, la nouvelle « Flatlander pro tem » de Geoff Hart est aussi verbeuse que les autres textes de l'auteur. Moutons en Saskatchewan, vers 1910. (Charles E. Saunders (1867-1937) / Bibliothèque et Archives Canada / PA-126801)

Un certain nombre de textes trahissent la terreur primitive que les immenses Plaines ou que l'outback australien peuvent inspirer encore aujourd'hui. Dans le genre absurde, citons en particulier « Fear of Widths » de David D. Levine et, dans le genre horrifique, « Of Bone and Hide and Dust » de Carole Nomarhas. La peur de la sécheresse, l'attente de la pluie ou la recherche de l'eau sont aussi présentes dans plus d'une nouvelle, dont l'excellente « Blue Train » de Derryl Murphy. Outre les poèmes choisis avec soin, cela donne une anthologie où on sent souvent le vent des Prairies, mais peut-être un peu moins souvent son histoire et ses habitants de jadis. Près de Saskatoon, vers 1900. (Département des Mines et des ressources / Bibliothèque et Archives Canada / C-005111)

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