2007-04-22

 

Armes imaginaires

Cela faisait longtemps que je n’avais pas lu quelque chose d’aussi jouissif que l’histoire du culte du hafnium, racontée par Sharon Weinberger dans Imaginary Weapons. De quoi s’agit-il? Sur la foi d’éléments scientifiques fondamentaux (la teneur énergétique de l’isomère nucléaire du hafnium-178, un état nucléaire excité métastable qui en fait un matériau extrêmement radioactif) et d’expériences marginales menées par un prof de physique du Texas, les agences du gouvernement des États-Unis ont investi des millions de dollars dans l’espoir d’obtenir une super-bombe. La désintégration du hafnium-178 métastable, si elle pouvait être provoquée à volonté, libérerait une telle quantité d’énergie qu’elle pourrait alimenter un laser opérant dans la plage des fréquences gamma ou qu’elle aurait tout simplement l’effet d’une bombe. Deux ou trois kilos aurait la même puissance que deux mille tonnes de TNT...

Le personnage de Carl Collins, prof de physique à l’Université du Texas à Dallas, est celui par qui le scandale arrive, car il soutient avoir provoqué la désintégration du hafnium en le bombardant avec des rayons X (produits par une ancienne machine de dentiste). Du coup, comme Weinberger l’écrit, une série d’organismes officiels (dont DARPA, la USAF, le Pentagone, etc.) s’intéressent aux possibilités du hafnium, soit dans l’espoir d’en faire une arme, en particulier dans le cadre des guerres en Afghanistan et en Irak, soit par peur que d’autres en fassent une arme.

Pourtant, du point de vue de la physique, le résultat obtenu par Collins était inexplicable. De plus, pas une des tentatives de reproduire ce résultat dans des laboratoires parfois mieux équipés n’a réussi, sauf si elles étaient conduites par de proches collaborateurs de Collins. Et les publications accréditant ce résultat sortent essentiellement dans des pays et des revues loin des États-Unis. De l’avis de la plupart des scientifiques, la crédibilité de l’expérience est donc nulle.
Pourtant, comme Weinberger le décrit dans le détail, les objections des scientifiques n’empêchent pas les décideurs d’adhérer au culte de Collins. Une véritable question se pose donc. Il est sans doute justifié pour certaines agences comme DARPA de subventionner des projets risqués, dont les fondements restent à établir mais qui pourraient accoucher de résultats surprenants. Qu’en est-il toutefois des projets qui contredisent carrément le consensus scientifique?

Malheureusement, ce n’est pas toujours facile d’identifier les équivalents modernes du mouvement perpétuel. Le langage de la physique de haut vol est souvent abscons et les théories de pointe traitent de phénomènes abstraits, dont le profane n’aura aucune appréhension intuitive.

Non sans l’exagérer peut-être à dessein, Weinberger fait preuve d’une ignorance abyssale de la physique. Ceci a pu désarmer certains de ses interlocuteurs, en particulier les sectateurs du hafnium qui se sont livrés ou qui lui ont ouvert les portes de leurs laboratoires, non sans une certaine candeur...

Le fait qu’elle soit une femme a sans doute joué aussi; la plupart de ses interlocuteurs sont des hommes. Or, depuis au moins l’explication de l’astronomie à une jolie marquise par Fontenelle, les physiciens ont rarement refusé de parler à une belle ignorante, surtout s’il s’agit d’expliquer ce qu’ils font.

Le texte n’est pas exempt de défauts. Il y a des coquilles, des répétitions et des explications scientifiques qui n’en sont pas. Sharon Weinberger n’essaie pas de faire de la vulgarisation scientifique; elle s’en tient à son rôle de témoin et de journaliste. Elle ne tente pas de faire rentrer l’ensemble dans un cadre théorique comme le ferait une sociologue des sciences et l’intention politique n’apparaît que dans l’épilogue, qui dresse un parallèle explicite entre le rejet par l’administration Bush du savoir des experts (dans le cas des armes de destruction massive, par exemple) et l’adhésion des officiels à une idée essentiellement rejetée par les meilleurs physiciens du pays.

Weinberger finit par se rendre compte que son sujet s'est transformé sous ses yeux. En fin de compte, il n'est plus seulement question d'une arme imaginaire dont un physicien enthousiaste a fait l'appât qui lui ouvre les coffres de l'État aux dépens d'administrateurs crédules. Le débat repose en dernière analyse sur une controverse scientifique, presque à l'état pur. Ni Thomas Kuhn ni Karl Popper ne sont invoqués, même si les défenseurs de Collins s'appuient implicitement sur l'incommensurabilité des paradigmes scientifiques qui se succèdent dans le temps tandis que les critiques de Collins s'en prennent à l'impossibilité de réfuter des affirmations qui ne cessent de changer. En revanche, les critiques de Collins ressortent un aphorisme qui a déjà servi : « Extraordinary claims demand extraordinary proof » (p. 71). Et Weinburger n'omet pas de présenter le concept de science pathologique d'Irving Langmuir.

Les scientifiques ont leur propre épistémologie. Sous une forme ramassée, trois critiques de Collins la résument ainsi, selon Weinberger : « Neither we nor anyone else can predict in advance how nature will judge our efforts [...] Instead, we must rely on the usual trusted (but imperfect) criteria employed by the scientific community to judge emerging results: peer review and reproducibility across diverse research groups. Both of these are inherently retrospective, rather than prospective, activities. » (p. 225) Les sociologues des sciences reprochent souvent aux scientifiques leur scientisme, mais ils négligent tout aussi souvent de rappeler que les scientifiques professionnels sont parfaitement conscients de se reposer sur la méthode scientifique *faute de mieux*. Le cas de la secte du hafnium rappelle à quel point cette exigence imparfaite est contraignante.

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