2007-03-13

 

Vie surveillée

J'ignore pourquoi j'ai pensé à la nouvelle « The Secret Sharer » de Joseph Conrad après avoir vu The Lives of Others, le film allemand Das Leben der Anderen (La vie des autres) qui a obtenu l'Oscar du meilleur film étranger. À première vue, il n'y a aucun rapport. Dans la nouvelle de Conrad, le capitaine d'un navire du tournant du vingtième siècle abrite dans sa cabine un passager clandestin, officier d'un autre navire qui s'est rendu coupable de meurtre. Le capitaine a l'impression de s'être dédoublé et de mener sa vie sous le regard de l'officier caché, qui devient une sorte de conscience et qui peut symboliser, à l'aube de l'ère de la psychologie freudienne, le superego ou self-consciousness qui est cette capacité de surveillance de nos propres actes qui nous rend accessible à l'embarras, le plus souvent. Mais peut-être aussi ce compagnon secret symbolise-t-il les craintes et les incertitudes du nouveau capitaine à bord d'un navire qui n'est pas le sien, le capitaine se débarrassant de ses peurs (et de son compagnon clandestin) dans un moment dramatique alors qu'il risque son navire pour le relancer.

Dans Das Leben der Anderen, un capitaine de la Stasi est chargé de surveiller un dramaturge idéaliste de l'ancienne Allemagne de l'Est, le seul peut-être à croire encore au socialisme. C'est que sa compagne, l'actrice Christa-Maria Sieland, a tapé dans l'œil du ministre de la culture qui veut se débarrasser de l'homme de sa vie. Wiesler, le capitaine de la Stasi, est lui aussi un idéaliste; il croit au système qu'il défend et la mission que lui confie son patron sape ses convictions. Celles-ci vacillent pour de bon quand Christa-Maria, vivement courtisée par le ministre, est sommée par le dramaturge Dreyman de choisir. Wiesler prend à cœur cette sommation; il est déjà intervenu pour laisser Dreyman découvrir la vérité. Cette fois, il se retrouve face à face avec Christa-Maria dans un troquet voisin et il la pousse à résister. C'est le début de sa propre résistance; installé dans les combles, il s'insinue dans la vie de Dreyman et de Christa-Maria au moyen des micros semés dans tout l'appartement.

La mort d'un ancien collaborateur de Dreyman, devenu un ennemi du régime réduit à la réclusion dans un appartement communal, va faire basculer Dreyman dans la dissidence. Il signe un article dévastateur pour Der Spiegel, à l'insu du régime puisque Wiesler s'est mis lui-même à écrire de la fiction en trafiquant ses rapports sur Dreyman. Mais les événements vont se précipiter lorsque Christa-Maria est happée à son tour dans l'engrenage et mise en demeure par la Stasi de trahir son compagnon ou de faire de la prison.

Contrairement à « The Secret Sharer », les principaux protagonistes de Das Leben der Anderen ne sont pas tous conscients de la surveillance qui unit leurs existences. Mais il est clair que Wiesler envie l'existence brillante, créatrice et aventureuse de Dreyman. (Symbolise-t-il un peu la population est-allemande qui épiait la vie en Allemagne de l'Ouest?) Ou peut-être envie-t-il seulement sa liaison avec Christa-Maria... Il se glisse dans l'appartement à l'occasion, dérobant un volume de Brecht et admirant une demeure d'artiste bien différente de son logis aseptisé. Mais c'est le sort qui guette Dreyman dans les prisons de Stasi qui pousse Wiesler à trahir ses supérieurs, ses convictions et ses allégeances.

Dans les mémoires, les nations du Pacte de Varsovie, entre 1968 et la chute du mur de Berlin, apparaissent comme des tyrannies presque civilisées. Le goulag avait été remplacé par des prisons, des asiles psychiatriques et des villes interdites. C'était plus facile d'ignorer cette répression feutrée que la répression brutale du temps de Staline ou que la répression armée encore utilisée en Tchécoslovaquie en 1968. Des guerres ailleurs retenaient l'attention, sans parler du génocide cambodgien. Mais Das Leben der Anderen rappelle l'horreur totalitaire qui éliminait tous les espaces de liberté; pour vivre, il fallait plaire et se soumettre. Le projet d'un socialisme égalitaire était devenu un cauchemar plus clientéliste que le féodalisme médiéval.

Et comme des critiques l'ont souligné, le plus saisissant, c'est de se rappeler à quel point tout cela reste proche. Le 11/9/2001 a fait oublier le 9/11/1989. Ou plutôt a interposé une infinie distance entre le choc des civilisations actuel et les derniers jours de l'utopie communiste. Le rêve fou de la rationalité des Lumières semble tellement étranger au monde des fous de Dieu...

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