2007-01-17

 

Nixon, Harper et la Chine

Et si le Canada ne se gouvernait pas au centre, mais dans l'opposition...

En 1991, dans le film Star Trek VI, Spock citait un dicton qui, selon lui, était devenu d'usage courant parmi les Vulcains : « Only Nixon could go to China. » L'expression circulerait depuis au moins décembre 1984, mais je n'ai pas retrouvé la page en question : en revanche, un diplomate latino-américain l'emploie dans un article du 10 septembre 1989 dans le New York Times en page E2). Pour l'essentiel, elle remonte au moins à l'idée exprimée dans un article de Molly Ivins dans le New York Times le 6 juin 1977 et attribuée à Paul O'Dwyer, président du conseil de ville de New York :

« It's the same way that Nixon could go to China, where if a Democrat president had done it, he would have been accused of treason. »

Au Canada, on accuse plutôt le gouvernement de voler les politiques de l'opposition quand il fait de même. Ainsi, Jean Chrétien, après avoir minimisé le problème du déficit, avait réduit à néant le déficit fédéral, privant ses adversaires d'un argument utilisé plusieurs fois. Il s'inspirait sans doute de Pierre Elliott Trudeau qui, pendant l'élection de 1974, avait ridiculisé la politique de contrôle des prix et des salaires préconisés par le NPD avant de la mettre lui-même à l'essai une fois réélu.

Maintenant, c'est au tour de Stephen Harper de manœuvrer de manière à priver ses principaux adversaires, les Libéraux de Stéphane Dion, d'un argument électoral majeur : la gestion de l'environnement et la lutte à l'effet de serre. Non seulement Harper a-t-il à son compte les politiques des Libéraux, comme dans le cas de l'annonce des investissements dans les énergies renouvelables que les Libéraux revendiquent, mais il pourrait avoir l'occasion de montrer qu'il peut faire mieux qu'eux s'il réussit à s'entendre avec Layton pour avoir le soutien du NDP, qui réclament un retour à Kyoto comme prix de leur appui.

Layton n'espère sans doute pas remporter la prochaine élection sur le dos d'une telle entente, mais Stephen Harper escompte sans doute récolter les dividendes d'une politique susceptible d'apaiser les inquiétudes des Canadiens. Cela fonctionnera-t-il? Nixon n'a pas vraiment entamé le soutien de ses partisans avec sa politique chinoise, mais le Parti Québécois, quand il s'est mis les syndicats à dos en 1982, a perdu le pouvoir en 1984. Est-ce donc rentable de faire la politique de l'opposition au nom de la raison d'État?

Inspirés par l'aphorisme sur Nixon et la Chine, deux économistes ont tenté de calculer les bénéfices rapportés par cete stratégie qui consiste à faire, une fois au pouvoir, ce que l'on avait décrié dans l'opposition, voire en campagne électorale. Dans un article publié par Public Choice en 1998 (pp. 605-615), Tyler Cowen et Daniel Sutter examinent ce qui ressemble à un paradoxe démocratique.

Après tout, l'élu en question a été plébiscité par des électeurs qui ont rejeté la politique qu'il va adopter et pour laquelle il obtiendra l'appui de la population. Si la démocratie présuppose que les électeurs ont sinon raison du moins connaissance de leur propre opinion, comment une politique contraire à cette opinion, voire à leur verdict collectif, peut-elle être à la fois plus sage et plus populaire?

La solution pourrait reposer sur l'accès à des informations privilégiées par le politicien en cause, de sorte qu'il pourrait agir en connaissance de cause pour arriver à un résultat préférable qui apparaîtrait également comme désirable aux yeux de tous puisque ses partisans accepteraient qu'il doit avoir de puissantes raisons d'agir comme il le fait tandis que ses adversaires sont bien obligés de soutenir une politique qu'ils ont appelée de leurs vœux.

Aussi, Cowen et Sutter proposent d'expliquer le succès de cette stratégie mathématiquement, en bons économistes. Les électeurs seraient conscients de leur opinion mais aussi de leur ignorance de la meilleure politique à suivre dans un domaine qui ne suscite pas d'affrontement profondément idéologique. Lorsque Nixon se rapproche de la Chine, les électeurs sont en mesure lors de l'élection suivante de juger non des résultats de son revirement (qui ne sont pas encore connus) mais de son revirement.

Ce que Cowen et Sutter concluent, c'est qu'il y a plus de chances que l'électorat porte un jugement favorable sur un gouvernement qui revient sur ses positions pour adopter une politique controversée que sur un gouvernement qui impose la même politique au nom de ses convictions. Le premier obtient plus facilement le bénéfice du doute que le second.

Cependant, pour en profiter, il faut que la réputation du politicien qui agit contrairement à ses convictions soit bien établie. Bref, il faut que les électeurs fassent confiance aux déclarations des politiciens. S'ils se mettent à soupçonner qu'on leur ment, ils n'ont plus aucune raison de récompenser celui qui agit contrairement à ses convictions, car s'il a menti sur ses convictions, on retombe dans le cas du politicien qui met en œuvre son programme au lieu d'obéir à la raison d'État et de privilégier les intérêts supérieurs de la nation...

Toutefois, si le public fait confiance aux politiciens, c'est alors que ceux-ci ont le plus avantage à mentir sur leurs convictions propres, adoptant une ligne de conduite en apparence contraire à leurs convictions de manière à gagner le respect du public pour leur capacité à transcender les intérêts partisans...

Reste le cas où c'est la conversion du politicien à la politique de ses adversaires qui n'est pas sincère. Harper prend-il vraiment au sérieux l'effet de serre? Beaucoup en doutent. A priori, on serait tenté de croire que c'est le pire des cas de figure pour un politicien. S'il n'est pas pris au sérieux, ses partisans le rejetteront pour avoir quand même donné des gages à ses ennemis et ses opposants le rejetteront pour n'en avoir pas fait assez.

Certes, si Harper pouvait convaincre ses partisans qu'il en fait moins que nécessaire et ses opposants qu'il en fait plus qu'on pouvait espérer, il pourrait tabler sur un certain appui dans chaque cas. Mais il me semble assez difficile de promettre en même temps deux choses contradictoires.

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