2006-11-01

 

L'économie va-t-en-guerre

La guerre n'est jamais loin quand on s'intéresse à l'histoire de l'humanité.

Et on peut en tirer des leçons intéressantes, voire surprenantes. Prenons donc ce cliché de la science-fiction que le président Ronald Reagan lui-même avait répété à Gorbatchev lors d'une rencontre à Genève, selon ses dires en 1985. Il aurait expliqué comment les différends opposant les États-Unis et l'Union soviétique compteraient pour bien peu si les peuples de la Terre étaient soudain menacés par une espèce extraterrestre : « We'd forget all the little local differences that we have between our countries, and we would find out once and for all that we really are all human beings here on this Earth together. »

En fait, le scénario d'Independence Day est loin d'être la norme quand des envahisseurs exotiques débarquent quelque part. À moins de véritablement manifester une volonté d'extermination tous azimuts, les conquérants de l'histoire connue ont souvent noué des alliances de circonstance avec telle ou telle faction pour ensuite s'imposer. Les exemples les plus récents en Afghanistan et en Irak montrent bien qu'un envahisseur disposé à faire quelques promesses ne ferait pas nécessairement l'union contre lui, au contraire. Divide et impera s'applique aussi à la constitution des empires...

L'Histoire suggère aussi que l'économie est loin d'être un facteur négligeable. Quand la Première Guerre mondiale a éclaté, les principaux pays européens étaient à l'apogée de leur puissance et de leur prospérité. En termes absolus et relatifs, ils n'avaient jamais été plus riches et plus puissants. Les générations montantes avaient connu une amélioration presque continuelle du niveau de vie rendue possible par les fruits de la première Révolution industrielle. Des nouvelles inventions, de l'éclairage électrique aux tramways, en passant par le téléphone, le cinéma et le moteur à explosion, rendaient la vie plus facile et ouvraient des perspectives séduisantes. Le règne européen sur de grandes parties du monde semblait confirmer la position privilégiée des natifs de cette péninsule mineure de l'Eurasie.

Faut-il s'étonner alors que les déclarations de guerre aient soulevé l'enthousiasme, sinon de tous, du moins de nombreuses personnes qui ne s'inquiétaient pas pour leur avenir et qui ne voyaient que l'intérêt de quelques mois de manœuvres militaires au vert, loin des villes crasseuses et des emplois abrutissants? Cette même prospérité était encore plus marquée pour les élites dirigeantes qui n'avaient jamais été obligés de se remettre en question. La guerre n'avait pas été déclarée de gaieté de cœur, non, car il y avait eu des réticences et des tentatives de se raviser à la onzième heure, mais personne n'avait envisagé autre chose que les scénarios les plus optimistes. Les pertes financières et humaines associées à une guerre de quelques mois suffisaient à effrayer les esprits les plus raisonnables, mais elles semblaient supportables dans le contexte d'alors. Les armées de l'Europe s'étaient donc ébranlées, mobilisant à la fois les hommes et les enthousiasmes.

Dans un livre sur cette époque, Modris Eksteins a souligné la part de dévotion, voire d'amour, que les grands projets d'une époque vouée au progrès savaient susciter. La guerre serait apparue au départ comme un grand projet qui exigerait des sacrifices mais qui, comme les autres grands projets, porterait fruit. L'ivresse du sacrifice poussait sans doute à croire que plus les sacrifices seraient grands, plus les résultats de l'entreprise seraient grandioses. La prospérité de la Belle Époque n'était-elle pas la confirmation concrète de cette équation? D'où l'enthousiasme va-t-en-guerre de ceux qui se croyaient invincibles.

En revanche, avant la Seconde Guerre mondiale, les principales démocraties optent pour l'apaisement, et non pour l'affrontement immédiat avec les dictatures fascistes. Elles se remettent à peine des misères de la crise économique consécutive au krach de 1929. Elles se souviennent aussi des coûts de la Grande Guerre, mais les difficultés intérieures les poussent à ne pas pousser à la guerre, à ne pas insister. (Auraient-elles été aussi coulantes avant 1929?) À la limite, les documents suggèrent que, dans le contexte de la dépression économique, on surestime en 1936 et en 1938 les coûts et les risques d'une guerre avec l'Allemagne nazie au moment où elle entame à peine son réarmement.

Sous-estimer les conséquences quand l'économie se porte bien et les surestimer quand elle va mal, c'est tout naturel, après tout. Du coup, on comprend mieux la décision des États-Unis de faire la guerre en 2002-2003. Quand ceux-ci renversent le régime des Talibans et envahissent l'Irak, le pays vient de connaître des années dorées, le long boom technologique que l'on croyait sans fin... (On peut d'ailleurs faire des rapprochements avec les États-Unis des années 1960, assez riches et prospères pour envisager une guerre au Viêt-Nam sans états d'âme inutiles.) Même si la bulle technologique avait implosé, il restait un fond de prospérité suffisant pour isoler les élites des réalités désagréables...

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