2006-09-17

 

Les tensions de l'inattention

Dans le Globe and Mail d'aujourd'hui, Jan Wong — elle-même une ancienne Montréalaise sensible au vécu des minorités visibles — soulève ce qui est devenu évident : après Marc Lépine, né Gamil Gharbi d'un père algérien et d'une mère canadienne, et Valery Fabrikant, d'origine biélorusse, le tueur du collège Dawson était aussi un immigrant, d'origine Sikh.

Il ne s'agit pas de condamner tous les immigrants comme représentant autant de criminels en puissance. Avant eux, il y eut le Québécois de naissance Denis Lortie, qui s'en était pris à l'Assemblée nationale du Québec en 1984 (3 morts, 9 blessés), et les crimes ordinaires sont bien partagés entre toutes les communautés. Plutôt, il me semble que cela vaut la peine de se demander si et comment l'origine des trois tueurs a pu jouer un rôle dans leur passage à l'acte.

Écartons tout de suite l'hypothèse selon laquelle les immigrants installés au Québec souffriraient d'une maladaptation plus grave qu'ailleurs. D'autres pays ne gèrent pas mieux leur immigration, dans la mesure où cela signifierait qu'ils se montreraient plus aptes à prévenir l'aliénation des nouveaux venus. En France, même si les violences urbaines sont parfois instrumentalisées par des gangs, les meneurs doivent quand même recruter des casseurs qui ont décroché de tout — et ils y parviennent. Au Canada anglophone, tout comme en Grande-Bretagne ou en Espagne, des musulmans issus de l'immigration étaient suffisamment désaffectés pour planifier ou exécuter des actes terroristes meurtriers ciblant leurs compatriotes.

D'ailleurs, comme je l'indiquais l'autre jour, les trois tueurs qui ont assailli des institutions postsecondaires partageaient au moins une chose avec la culture dominante du Québec, des francophones dits de souche aux Juifs montréalais, en passant par les anglophones minoritaires en général : un culte de la victime et une culture du grief, souvent indissociables de la désignation à l'exécration collective de coupables, voire d'ennemis.

Ce qui n'a rien pour faciliter l'accueil et l'intégration des immigrants au Québec. La question de la différence demeure. La réaction de la majorité québécoise me semble particulièrement tranchée sur ce point. L'immigrant qui s'assimile, qui parle français, voire qui adopte l'option nationaliste sur la place publique, est au moins aussi bien accueilli qu'aux États-Unis. Mais celui qui insiste pour conserver une différence quelconque — linguistique dans le cas des anglophones; religieuse ou rituelle dans les cas des Sikhs, Juifs ou musulmans; vestimentaire; intellectuelle selon les cas, etc. — suscite un rejet marqué. Il n'y a pas de milieu, ou presque.

Que le tueur de Dawson ait été Sikh rappelle d'emblée le débat prolongé sur le port du kirpan. Ce qui m'a frappé dans cette affaire, c'était la réaction presque viscérale et fondamentalement irrationnelle des Québécois, des plus hautes sphères intellectuelles jusqu'à l'homme ou femme dans la rue. Le jeune Sikh en question n'avait jamais fourni de raison de croire que son kirpan risquait de se muer en arme entre ses mains. (À quel point un kirpan serait-il plus dangereux qu'une pointe du compas utilisé en classe de géométrie?) Des centaines de milliers de Sikhs portent des kirpans sans s'entre-tuer ou massacrer leurs voisins... Or, la véhémence des réactions au Québec ne permettait à personne d'ignorer leur hostilité. Si le tueur de Dawson n'a pas lui-même subi l'exclusion comme Sikh, ou encore des brimades ou bien une forme de discrimination, a-t-il été sensible à l'opprobre réservé aux valeurs de sa famille et de sa communauté? En fin de compte, le Sikh qui aura matérialisé ces angoisses ne se sera pas servi d'un kirpan, mais d'armes à feu bien plus typiques de l'Amérique du Nord.

Est-ce sans lien avec le pacifisme exacerbé, le rejet absolu de la violence et le féminisme militant de l'intelligentsia québécoise? Les trois tueurs étaient des hommes. Encore une fois, cela ne doit pas nous conduire à conclure que tous les hommes ou tous les immigrants sont des tueurs qui n'attendent que l'occasion d'éclater, mais à demander quel rôle la masculinité a joué dans le passage à l'acte. Est-ce le signe d'une autre spécificité québécoise, le mal de vivre des jeunes hommes, qui se suicident en grand nombre et qui rejettent parfois de manière exagérée tout ce qui est associé à la culture et à la vie sociale, et aux valeurs dominantes du Québec actuel, y compris le pacifisme exacerbé, la non-violence et le féminisme?

En développant un goût pour les armes, Marc Lépine et Kimveer Gill n'étaient-ils pas en train de signaler qu'ils rejetaient ces valeurs? (Il est assez ironique qu'on entende déjà que le registre des armes à feu est inutile alors qu'on a fait toute une histoire pour un kirpan...) Le culte de la virilité de la culture arabe traditionnelle et le modèle du guerrier dans la culture sikh sont particulièrement étrangers au modèle québécois dominant. La tension qui résulte de la distance entre ces deux ensembles de valeurs incompatibles aurait de quoi mettre à vif les nerfs des personnes les plus placides....

Soyons clairs : les médias préfèrent bien sûr parler de sujets — disponibilité des armes à feu, culture goth, violence de la musique heavy metal, violence des jeux vidéo, violence des films populaires — qui n'ont absolument rien de particulier au Québec. Or, il faut revenir au fait de la singularité de ces trois fusillades à Montréal et se demander pourquoi aucune autre ville (exception faite des villes dans des pays en guerre, civile ou non) n'a connu une telle succession d'incidents.

Posons-nous des questions. On met parfois un tel acharnement à invoquer certaines valeurs québécoises qu'on sent un désir d'imposer le silence à toutes les voix contradictoires. Ceux qui ont des pensées pas comme il faut se contentent d'habitude de grommeler et de s'exprimer entre proches ou entre amis. Mais se pourrait-il que cette insistance même suggère une cible au ressentiment de jeunes hommes en colère?

Trois fusillades, trois institutions postsecondaires. Un hasard? Il y a quarante ans, ces mêmes institutions ont été des hauts lieux de la contestation par les francophones du Québec. De la francisation de McGill à l'édification de l'UQÀM comme une université populaire à la sauce soixante-huitarde, en passant par la création du réseau des CEGEP durant la Révolution tranquille, l'évolution de ces établissement a reflété la prise du pouvoir par les francophones, et plus particulièrement par une certaine génération. Maintenant, les universités et collèges incarnent le nec plus ultra de la sélection — et peut-être les derniers endroits au Québec qui sélectionnent sans se laisser fléchir. Le choix de Dawson comme cible constituait peut-être un ultime message de la part de Gill, qui, s'il voulait se venger d'anciens tourmenteurs, aurait dû s'en prendre à sa propre école secondaire. Le choix de Dawson apparaît comme nettement plus symbolique.

Ceci lancé, il faut avouer que tout cela est une tentative d'interprétation qui, même si elle est juste, n'a pas grande importance, car ces fusillades sont bel et bien exceptionnelles. Les mêmes causes donnant les mêmes effets, il faudrait attendre des années avant la prochaine. L'anniversaire récent du 11 septembre 2001 est là pour nous rappeler que la sauvagerie planifiée peut faire beaucoup plus de victimes que le désespoir.

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Comments:
C'est difficile de classer l'affaire Fabrikant dans le même ensemble que les tueries de Marc Lépine et Kimveer Gill. Il n'était pas extérieur à son établissement, et il visait des collègues bien identifiés. Cela a eu lieu dans un établissement post-secondaire, certes, mais selon moi ce n'est qu'un hasard. Ça aurait pu se passer dans une multitude de cadre de travail qui n'ont pas de rapport avec l'éducation.

Quant au reste de la réflexion, selon le fait que le féminisme ou le pacifisme soi-disant exacerbé du Québec puisse avoir des effets pervers, c'est possible, mais il faudrait placer dans la balance aussi les effets bénéfiques (tout cette réflexion étant au conditionnel). Je lis dans des statistiques que la criminalité (tout crimes confondus) au Canada est la plus forte en Saskatchewan, puis la Colombie-Brittanique, puis le Manitoba… l'Ontario et le Québec venant en dernière place.

Joël Champetier
 
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