2006-07-04

 

Compétition et innovation

Je finis d'éplucher l'article de Field, dont une version plus chiffrée est disponible ici (.PDF), qui ouvre des perspectives intéressantes et même paradoxales. Je savais déjà que la concurrence accrue dans le contexte de la Dépression avait favorisé le développement du design industriel, car de grandes compagnies avaient choisi d'investir dans le design pratiqué par Bel Geddes, Fuller, Loewy, etc. afin que leurs produits, à qualité égale, bénéficient d'une apparence ou d'une ergonomie supérieure. Il est sans doute un peu plus surprenant que ces compagnies, dans un contexte de raréfaction du capital, aient également choisi de miser sur l'innovation, investissant dans l'embauche de scientifiques et d'ingénieurs disposant de laboratoires corporatifs dont le nombre et l'ampleur étaient sans précédent. Mais les résultats semblent avoir été au rendez-vous lors de l'Exposition universelle de New York en 1939-1940.

Field note aussi l'importance des investissements gouvernementaux dans les infrastructures, non pas pour leur effet keynésien, mais pour leurs externalités positives sur le transport, les communications, l'habitation et l'utilisation des équipements.

Mais si la compétition a joué un rôle dans ce paroxysme d'innovation technologique (qui, selon les statistiques des uns et des autres, serait ou ne serait pas inégalé durant tout le vingtième siècle aux États-Unis), c'est quelque chose qu'on ne voudrait pas reproduire, mais qui est quand même riche d'enseignements. C'est tout de même l'effondrement économique de 1929-1933 qui a réduit le nombre de consommateurs et de prêteurs, forçant le même nombre de compagnies à se disputer des quantités réduites d'acheteurs et de capitaux. L'ironie, c'est que la période durant laquelle les États-Unis se tournaient comme jamais vers le socialisme et le communisme a été la meilleure démonstration du dynamisme du libre-marché. Les compagnies les plus paresseuses ou les moins innovantes ont été éliminées. Les autres ont survécu.

C'est curieux comme ceci me rappelle une conversation que j'avais eue avec une Randite à la Convention mondiale de sf de La Haye. Elle me prêchait, avec une foi touchante, les avantages de la libre entreprise pour améliorer la société et l'économie. Comme je venais de passer trois mois à voyager en Europe, j'avais dû connaître quelques expériences culinaires douteuses et je lui avais donc répondu que la concurrence que son argument exigeait n'opérait pas toujours. En vase clos, certes, un mauvais restaurant finirait par fermer, faute de clients. Mais dans une ville touristique, visitée par un flot toujours renouvelé de touristes, un mauvais restaurant pouvait survivre parce qu'il attirerait toujours un nombre suffisant de nouveaux clients. La preuve étant facilement observable dans certaines artères grecques ou belges alignant les gargotes et boui-bouis...

Dans le contexte de la Dépression, toutefois, l'abondance de clients rendue possible par l'achat à crédit et par la baisse des prix de certains produits (les voitures de Ford) après la Première Guerre mondiale s'est transformée en pénurie. Et les mauvais restaurants ont fermé.

Dans quelle mesure la science-fiction de l'Âge d'Or reflète-t-elle le choix d'innover de nombreuses compagnies entre 1929 et 1941? Souvent, les ingénieurs et les scientifiques étaient les seuls à trouver encore du travail, et ils incarnaient l'espoir d'un monde meilleur.

Inversement, si on se tourne vers le présent, caractérisé soit par des consommateurs si riches qu'ils sont en quelque sorte des multi-consommateurs soit par l'expansion de nouveaux marchés en Asie soit par des cadres réglementaires (en Europe) favorisant la stabilité soit par une économie de guerre (aux États-Unis) distribuant de juteux et peu exigeants contrats, il ne semble pas exister les mêmes incitatifs (pour l'instant) qui pousseraient les compagnies à ré-investir dans la recherche et le développement. Dans un sens, c'est sans doute une bonne chose. La Dépression aurait inspiré le concept de destruction créatrice de Schumpeter. Mais les bénéfices retirés par les États-Unis pendant près de 20-30 ans excusent-ils les souffrances endurées pendant plus de dix ans de chômage catastrophique?

(En revanche, si on considère les retombées positives des innovations de cette période pour le reste de la planète, on pourrait tenir le prix payé aux États-Unis comme relativement modeste. J'ai parfois songé qu'il serait amusant d'imaginer un univers de science-fiction où un pays serait désigné comme la victime sacrificielle de l'économie de libre-marché absolu; les autres pays, qui en retireraient des innovations utiles, lui paieraient un tribut annuel en guise de compensation pour la dureté et l'incertitude de la vie de ses habitants... Est-ce si différent du système actuel, après tout?)

Mais on s'explique mieux, peut-être, que le secteur privé puisse se permettre actuellement de nombreuses aberrations (rémunération des dirigeants, modes passagères pour l'amélioration de la rentabilité par la réduction du service à la clientèle et/ou du personnel, exploitation effrénée d'employés traités comme des biens jetables). La discipline du marché est trop relâchée. Ce qui en tient lieu (l'exigence de rentabilité des actionnaires) n'est qu'un substitut partiel qui privilégie le court terme, et qui ne s'applique pas aux compagnies entièrement privées.

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