2006-04-07
Star Trek et la 2e loi de la thermodynamique
Après avoir conduit près de 1000 km en deux jours (loin d'un record, car j'ai déjà couvert cette distance en une seule journée à l'occasion), je reste frappé par des impressions multiples et pas toujours cohérentes.
Il y a ces belles maisons victoriennes de Toronto, particulièrement nombreuses dans les quartiers proprets du centre-ville, ou en bordure du lac Ontario. (J'inclus à droite une photo prise autour du premier janvier 1988 d'un spécimen de l'architecture torontoise un siècle plus tôt environ.) Ces maisons sont plus rares à Montréal (mais non absentes), mais surtout elles sont souvent plus bichonnées à Toronto suite à leur acquisition et à leur rénovation par des familles disposant des moyens de les rafraîchir et de les entretenir. Toutefois, un article dans un journal torontois m'a appris qu'un certain nombre de ces maisons ont été construites à l'origine pour des familles relativement modestes, de sorte que la construction — malgré tout le charme des extérieurs — n'a pas été si soignée. Il y a trente ans, environ, quand ces vieilles maisons ont été retapées et remises sur le marché pour attirer une nouvelle vague d'acheteurs, les rénovateurs se sont parfois contenté de cacher les défauts de l'ancienne structure qui commençait à trahir son âge. De nos jours, les prix se sont envolés, mais les acheteurs s'exposent à de mauvaises surprises s'ils ne sont pas prêts à reconstruire carrément tout l'intérieur...
Il y a aussi cette convergence de la notion de confort assis. À la radio de la CBC, il était question de l'équipement de pointe qui transforme le salon familial en mini-cinéma; cela comprend maintenant des fauteuils rembourrés comme au cinéma, avec une alvéole où encastrer un verre ou une bouteille. Mais cela décrit aussi les voitures modernes où le siège du chauffeur est muni d'un système de son à portée de main, de commandes lui permettant de rafraîchir ou réchauffer l'intérieur de l'habitacle, d'un dispositif ajustable pour tenir une tasse de café ou une cannette de cola, d'un compartiment sous l'accoudoir pour une friandise, etc.
Il y a l'efficacité extraordinaire de l'autoroute comme machine à conduire les voitures. Croyez-vous vraiment conduire votre voiture? L'essentiel a déjà été fait pour vous, par les ingénieurs qui ont conçu le tracé de l'autoroute et minimisé ses courbes, ou encore par les constructeurs qui ont posé un long ruban d'asphalte le plus uni possible avant de l'orner de réflecteurs et de lignes de peinture blanche (une invention canadienne, selon certains, même si elle est plus ancienne), etc. Même par une journée aussi pluvieuse, agrémentée de giboulées en passant au large de Kingston, alors que les poids-lourds soulèvent des gerbes liquides en dépassant les voitures et que les essuie-glaces tombe en panne par intermittences, il reste possible de conduire sa voiture à des vitesses qui auraient fait pâlir d'envie les vrais chauffeurs du dix-neuvième siècle, aux commandes des locomotives de l'âge de la vapeur.
La nouvelle autoroute 416 entre Ottawa et la 401 traverse des champs et des bois. Quand on l'emprunte à la fin du jour, sous un ciel couvert, on se rend mieux compte du choix d'un tracé loin des habitations, car peu de lumières sont visibles. Mais combien de temps faudra-t-il à des investisseurs judicieux pour se mettre à coloniser les abords des sorties de l'autoroute? En arrivant à Ottawa à la nuit tombée, je traverse des lotissements d'apparence récente en bordure de la ville, puis je pénètre dans le cœur. Après une aussi longue course dans l'obscurité de la campagne, je ressens un plaisir sans doute atavique en me voyant entouré de lumières qui ocellent la nuit. Ce sont autant de feux de camp, murmure mon pithécanthrope intérieur...
Un tel voyage dans les espaces entre les villes est aussi l'occasion de se mettre entre parenthèses et de penser à autre chose. Lors d'un arrêt dans une de ces stations polyvalentes qui pourraient être une base orbitale de ravitaillement dans Star Trek, j'ai recommencé ma lecture du Human Use of Human Beings de Norbert Wiener, une des premières éditions de sa vulgarisation de la cybernétique. Et je me suis amusé à prendre à contre-pied un des résultats de la théorie de la communication de Shannon.
Disons, en gros, qu'en cybernétique, l'entropie s'applique à la communication. En principe, donc, le traducteur universel et quasi infaillible de Star Trek viole quelque part la deuxième loi de la thermodynamique puisque la traduction parfaite devrait être impossible. Dans le schéma d'une conversation le capitaine Kirk et le Klingon Kor, on peut résumer l'intervention du traducteur universel ainsi :
A (Kirk) → B (T.U.) → C (Kor)
Or, selon la théorie de la communication, la réception et la traduction par B, puis la réception par C sont autant de sources de bruit (d'erreurs). La transmission se fait donc moins parfaite à chaque étape. La correction des erreurs est bien entendu possible, soit en introduisant de la redondance dans les messages soit en dotant l'intermédiaire B d'une capacité autonome de vérification et de décision qui lui permet de s'informer par d'autres canaux du contexte du message de Kirk, puis de le corriger selon les lumières obtenues. La démarche est plus onéreuse, mais elle a le potentiel de produire une traduction parfaite à condition que l'entropie augmente ailleurs dans le système. (Je n'insisterai pas sur l'analogie évidente avec le démon de Maxwell.)
Si B est doté d'autonomie et d'une intelligence suffisante pour produire une traduction parfaite, lui serait-il possible de produire une traduction « plus-que-parfaite » (p-q-p)?
Qu'entendrons-nous par là? Eh bien, l'auteur de science-fiction peut imaginer une traduction « pré-adaptée » aux connaissances et préjugés de Kor. Non une traduction littérale, mais l'équivalent d'une traduction littéraire, infidèle aux tournures d'origine mais fidèle à la culture d'arrivée, consciente des attentes du récepteur, bref, de son horizon de réception. Dans la vie de tous les jours, il existe des communications p-q-p quand l'émetteur et le récepteur partagent une culture commune et peuvent se comprendre à demi-mot.
Mais une communication p-q-p pourrait correspondre à l'émetteur demandant au récepteur « J'ai besoin de cristaux de dilithium » et le T.U. traduisant par « J'ai besoin de deux tonnes de cristaux de dilithium ». On peut donc imaginer qu'une traduction p-q-p fournirait des éléments additionnels pour la compréhension des intentions de l'émetteur Kirk, ou favoriserait une réaction plus utile ou plus empressée de la part du récepteur Kor. La difficulté de cette tâche, qui exige chez le T.U. une grande compréhension des intentions de Kirk et Kor, est illustrée par Molière, par exemple, dans une scène de L'Avare où un truchement arrive à établir une entente parfaite sur de fausses bases...
Dans la théorie classique de la communication, les messages sont améliorés par l'emploi de la rétro-action, bref, du feedback, qui exige de connaître le résultat d'une tentative de communiquer. Dans ce cas-ci, on peut poser que le T.U. modéliserait le feedback afin d'éliminer le besoin d'un dialogue quelconque en produisant immédiatement la communication qui résulterait d'un dialogue. Le traducteur prend ainsi une importance surprenante, car il doit maîtriser deux situations différentes et anticiper les réactions de part et d'autre, en voyant clair dans leurs motifs. Bref, il ne faudrait rien moins qu'une intelligence artificielle supérieure.
Peut-on imaginer un monde où chaque communication serait p-q-p? Il faudrait que chaque message transite par une conscience quasi universelle, capable de simuler avec exactitude de nombreuses composantes du monde. Ceci serait possible dans un monde dont les objets dotés de thalience alimenteraient le T.U. En principe, c'est computationnellement imaginable tellement la limite de Bekenstein est élevée.
La transcendance en science-fiction, comme dans Phaos d'Alain Bergeron, a tendance à opter directement pour des formes d'une telle conscience noosphérique, mais les états intermédiaires et transitionnels, avant le Point Oméga, pourraient être plus intéressants encore pour l'auteur de science-fiction d'aujourd'hui...
Il y a ces belles maisons victoriennes de Toronto, particulièrement nombreuses dans les quartiers proprets du centre-ville, ou en bordure du lac Ontario. (J'inclus à droite une photo prise autour du premier janvier 1988 d'un spécimen de l'architecture torontoise un siècle plus tôt environ.) Ces maisons sont plus rares à Montréal (mais non absentes), mais surtout elles sont souvent plus bichonnées à Toronto suite à leur acquisition et à leur rénovation par des familles disposant des moyens de les rafraîchir et de les entretenir. Toutefois, un article dans un journal torontois m'a appris qu'un certain nombre de ces maisons ont été construites à l'origine pour des familles relativement modestes, de sorte que la construction — malgré tout le charme des extérieurs — n'a pas été si soignée. Il y a trente ans, environ, quand ces vieilles maisons ont été retapées et remises sur le marché pour attirer une nouvelle vague d'acheteurs, les rénovateurs se sont parfois contenté de cacher les défauts de l'ancienne structure qui commençait à trahir son âge. De nos jours, les prix se sont envolés, mais les acheteurs s'exposent à de mauvaises surprises s'ils ne sont pas prêts à reconstruire carrément tout l'intérieur...
Il y a aussi cette convergence de la notion de confort assis. À la radio de la CBC, il était question de l'équipement de pointe qui transforme le salon familial en mini-cinéma; cela comprend maintenant des fauteuils rembourrés comme au cinéma, avec une alvéole où encastrer un verre ou une bouteille. Mais cela décrit aussi les voitures modernes où le siège du chauffeur est muni d'un système de son à portée de main, de commandes lui permettant de rafraîchir ou réchauffer l'intérieur de l'habitacle, d'un dispositif ajustable pour tenir une tasse de café ou une cannette de cola, d'un compartiment sous l'accoudoir pour une friandise, etc.
Il y a l'efficacité extraordinaire de l'autoroute comme machine à conduire les voitures. Croyez-vous vraiment conduire votre voiture? L'essentiel a déjà été fait pour vous, par les ingénieurs qui ont conçu le tracé de l'autoroute et minimisé ses courbes, ou encore par les constructeurs qui ont posé un long ruban d'asphalte le plus uni possible avant de l'orner de réflecteurs et de lignes de peinture blanche (une invention canadienne, selon certains, même si elle est plus ancienne), etc. Même par une journée aussi pluvieuse, agrémentée de giboulées en passant au large de Kingston, alors que les poids-lourds soulèvent des gerbes liquides en dépassant les voitures et que les essuie-glaces tombe en panne par intermittences, il reste possible de conduire sa voiture à des vitesses qui auraient fait pâlir d'envie les vrais chauffeurs du dix-neuvième siècle, aux commandes des locomotives de l'âge de la vapeur.
La nouvelle autoroute 416 entre Ottawa et la 401 traverse des champs et des bois. Quand on l'emprunte à la fin du jour, sous un ciel couvert, on se rend mieux compte du choix d'un tracé loin des habitations, car peu de lumières sont visibles. Mais combien de temps faudra-t-il à des investisseurs judicieux pour se mettre à coloniser les abords des sorties de l'autoroute? En arrivant à Ottawa à la nuit tombée, je traverse des lotissements d'apparence récente en bordure de la ville, puis je pénètre dans le cœur. Après une aussi longue course dans l'obscurité de la campagne, je ressens un plaisir sans doute atavique en me voyant entouré de lumières qui ocellent la nuit. Ce sont autant de feux de camp, murmure mon pithécanthrope intérieur...
Un tel voyage dans les espaces entre les villes est aussi l'occasion de se mettre entre parenthèses et de penser à autre chose. Lors d'un arrêt dans une de ces stations polyvalentes qui pourraient être une base orbitale de ravitaillement dans Star Trek, j'ai recommencé ma lecture du Human Use of Human Beings de Norbert Wiener, une des premières éditions de sa vulgarisation de la cybernétique. Et je me suis amusé à prendre à contre-pied un des résultats de la théorie de la communication de Shannon.
Disons, en gros, qu'en cybernétique, l'entropie s'applique à la communication. En principe, donc, le traducteur universel et quasi infaillible de Star Trek viole quelque part la deuxième loi de la thermodynamique puisque la traduction parfaite devrait être impossible. Dans le schéma d'une conversation le capitaine Kirk et le Klingon Kor, on peut résumer l'intervention du traducteur universel ainsi :
A (Kirk) → B (T.U.) → C (Kor)
Or, selon la théorie de la communication, la réception et la traduction par B, puis la réception par C sont autant de sources de bruit (d'erreurs). La transmission se fait donc moins parfaite à chaque étape. La correction des erreurs est bien entendu possible, soit en introduisant de la redondance dans les messages soit en dotant l'intermédiaire B d'une capacité autonome de vérification et de décision qui lui permet de s'informer par d'autres canaux du contexte du message de Kirk, puis de le corriger selon les lumières obtenues. La démarche est plus onéreuse, mais elle a le potentiel de produire une traduction parfaite à condition que l'entropie augmente ailleurs dans le système. (Je n'insisterai pas sur l'analogie évidente avec le démon de Maxwell.)
Si B est doté d'autonomie et d'une intelligence suffisante pour produire une traduction parfaite, lui serait-il possible de produire une traduction « plus-que-parfaite » (p-q-p)?
Qu'entendrons-nous par là? Eh bien, l'auteur de science-fiction peut imaginer une traduction « pré-adaptée » aux connaissances et préjugés de Kor. Non une traduction littérale, mais l'équivalent d'une traduction littéraire, infidèle aux tournures d'origine mais fidèle à la culture d'arrivée, consciente des attentes du récepteur, bref, de son horizon de réception. Dans la vie de tous les jours, il existe des communications p-q-p quand l'émetteur et le récepteur partagent une culture commune et peuvent se comprendre à demi-mot.
Mais une communication p-q-p pourrait correspondre à l'émetteur demandant au récepteur « J'ai besoin de cristaux de dilithium » et le T.U. traduisant par « J'ai besoin de deux tonnes de cristaux de dilithium ». On peut donc imaginer qu'une traduction p-q-p fournirait des éléments additionnels pour la compréhension des intentions de l'émetteur Kirk, ou favoriserait une réaction plus utile ou plus empressée de la part du récepteur Kor. La difficulté de cette tâche, qui exige chez le T.U. une grande compréhension des intentions de Kirk et Kor, est illustrée par Molière, par exemple, dans une scène de L'Avare où un truchement arrive à établir une entente parfaite sur de fausses bases...
Dans la théorie classique de la communication, les messages sont améliorés par l'emploi de la rétro-action, bref, du feedback, qui exige de connaître le résultat d'une tentative de communiquer. Dans ce cas-ci, on peut poser que le T.U. modéliserait le feedback afin d'éliminer le besoin d'un dialogue quelconque en produisant immédiatement la communication qui résulterait d'un dialogue. Le traducteur prend ainsi une importance surprenante, car il doit maîtriser deux situations différentes et anticiper les réactions de part et d'autre, en voyant clair dans leurs motifs. Bref, il ne faudrait rien moins qu'une intelligence artificielle supérieure.
Peut-on imaginer un monde où chaque communication serait p-q-p? Il faudrait que chaque message transite par une conscience quasi universelle, capable de simuler avec exactitude de nombreuses composantes du monde. Ceci serait possible dans un monde dont les objets dotés de thalience alimenteraient le T.U. En principe, c'est computationnellement imaginable tellement la limite de Bekenstein est élevée.
La transcendance en science-fiction, comme dans Phaos d'Alain Bergeron, a tendance à opter directement pour des formes d'une telle conscience noosphérique, mais les états intermédiaires et transitionnels, avant le Point Oméga, pourraient être plus intéressants encore pour l'auteur de science-fiction d'aujourd'hui...
Libellés : Histoire, Réflexion, Sciences
Comments:
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Intéressant ce à quoi le cerveau humain peut s'intéresser après une longue route. :-)
Le principe du TU aurait une autre très bonne utilisation en politique internationale. Je suis convaincu qu'il permettrait d'éviter bien des guerres et des conflits. On pourrait également s'en servir dans les familles afin d'éliminer les querelles.
Ma foi... Le langage est en même temps la plus grande invention de l'humain... et celle qui a le plus de failles.
Le principe du TU aurait une autre très bonne utilisation en politique internationale. Je suis convaincu qu'il permettrait d'éviter bien des guerres et des conflits. On pourrait également s'en servir dans les familles afin d'éliminer les querelles.
Ma foi... Le langage est en même temps la plus grande invention de l'humain... et celle qui a le plus de failles.
Pour la politique, pas si sûr... Après tout, si l'autonomie du T.U. était quelque peu brimée, il devrait quand même respecter les intentions de l'émetteur. Si celui-ci avait l'intention de mentir, une communication p-q-p serait alors un mensonge p-q-p, non?
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