2006-01-09

 

Les classiques de la SF (1)

J'aurais pu commencer en disant que Brave New World d'Aldous Huxley est resté un classique. En fait, j'aurais plutôt tendance à dire que le roman est redevenu un classique.

Cela fait un moment que j'observe que la pertinence de la science-fiction fluctue dans le temps. On fait souvent remarquer qu'un ouvrage de science-fiction s'enracine dans son présent, voire le reflète, même quand il évoque le futur. C'est une vérité banale.

Ce qui l'est moins, c'est que sans même invoquer les théories de l'éternel retour, il peut arriver que les années qui se succèdent après la composition d'une œuvre rendent complètement périmé le futur envisagé — ou lui rendent une partie au moins de son actualité. Ainsi, on pouvait trouver après 1970 que les histoires de robots d'Asimov devenaient sérieusement ringardes à l'époque de l'apparition et de la montée en puissance des ordinateurs personnels, et des ordinateurs en général. Surtout que l'ensemble des performances des robots d'Asimov, de la «simple» reproduction de la motricité humaine à la mise en œuvre de l'intelligence artificielle, apparaissaient toujours comme hors d'atteinte des chercheurs, jusqu'au milieu des années 90.

Mais les démonstrations de Deep Blue et des nouveaux robots japonais ont changé la donne. Si les textes d'Asimov nous semblent désormais vieillots, ce ne sera plus parce que l'auteur semble s'être fourvoyé, au contraire. Il faudra leur reprocher des carences purement littéraires ou technico-scientifiques; l'anticipation redevient intéressante.

Brave New World (1932) me semble un peu dans le même cas. Dans sa préface de 1946, Huxley confesse qu'il a manqué de clairvoyance en ne faisant aucun cas de l'énergie nucléaire au moment de rédiger son roman. L'exploration spatiale et la révolution informatique en sont également absentes. Or, depuis les années 1940, presque toute la science-fiction a fondé ses futuribles sur ces trois axes : la possibilité d'un conflit nucléaire, l'exploration spatiale tant dans l'avenir immédiat que dans les siècles à venir et les paradis virtuels de l'informatique.

Par contre, la Singularité vingienne à part, les rêves (et les cauchemars) associés à ces technologies ont beaucoup perdu de leur attrait et de leur vigueur depuis quelques années. La science-fiction se cherche et, pendant qu'elle cherche, la fantasy grignote son lectorat.

Toutefois, si l'exploration spatiale et le nucléaire ne captivent plus, le thème central de Brave New World redevient de plus en plus d'actualité. Il faut se rappeler que, malgré sa parution en 1932, l'ouvrage reflète les circonstances de sa rédaction quelques années plus tôt, alors que la prospérité des années 1920 permettait d'entrevoir un monde futur dominé par le culte du confort, de la facilitée et de l'insertion de l'individu dans un système productiviste aussi soigneusement étudié que les usines de Ford.

Or, la fin de la Guerre froide et la déliquescence du programme spatial permettent d'écarter de la table les technologies connexes qui avaient dominé les esprits. Ce qui s'inscrit à l'ordre du jour, c'est la question de la pérennité d'une société consumériste et utilitariste. Dans des pays comme les États-Unis et le Royaume-Uni, les populations semblent de plus en plus enclines à troquer une partie de leurs libertés pour l'illusion de la sécurité (le PATRIOT Act, l'omniprésence des caméras en Angleterre qui peuvent maintenant traquer les plaques d'immatriculation des voitures et identifier instantanément les voitures suspectes).

Le droit au bonheur est d'ailleurs une de nos principales valeurs. Dans les sociétés industrialisées, il est revendiqué à tout bout de champ, mais les habitants de ces sociétés ne se rendent pas compte qu'ils ont déjà éliminé de nombreuses sources de souci, d'angoisse et de chagrin.

Dans Brave New World, un Sauvage autodidacte, à l'esprit formé par sa lecture des pièces de Shakespeare, finit par en débattre avec un des responsables planétaires. Il défend entre autres l'intérêt d'Othello, mais son interlocuteur répond que plus personne, dans cette société du bonheur, ne peut s'intéresser à Othello : «Because our world is not the same as Othello's world. You can't make flivvers without steel—and you can't make tragedies without social instability. The world's stable now. People are happy; they get what they want, and they never want what they can't get. They're well off; they're safe; they're never ill; they're not afraid of death; they're blissfully ignorant of passion and old age; they're plagued with no mothers or fathers; they've got no wives, or children, or lovers to feel strongly about; they're so conditioned that they practically can't help behaving as they ought to behave.»

Le Contrôleur Mustapha Mond insiste pour dire que l'art et que la stabilité nécessaire à une société heureuse s'excluent. Non qu'il ait une opinion très haute des vertus du bonheur. «Actual happiness always looks pretty squalid in comparison with the over-compensations for misery. And, of course, stability isn't nearly so spectacular as instability. And being contented has none of the glamour of a good fight against misfortune, none of the picturesqueness of a struggle with temptation, or a fatal overthrow by passion or doubt. Happiness is never grand.»

Si la science-fiction actuelle a du mal à imaginer l'avenir à moyen terme, est-ce à cause de la Singularité, ou est-ce parce qu'une société vouée au bien-être de tous risquerait d'être monumentalement ennuyeuse, ou du moins monumentalement banale? Si cette question vous paraît mériter d'être posée, c'est sans doute que Brave New World est redevenu un classique.

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