2005-12-27

 

Ghost in the Shell 2

J'éprouve immanquablement un certain plaisir nostalgique à me replonger dans le cyberpunk manière Shirow Masamune/Mamoru Oshii. Je ne connaissais pas le manga (publié en 1991) et encore moins l'adaptation filmique de 1995 quand j'ai écrit «The Falafel is Better in Ottawa» (nouvelle parue en 1992, mais écrite en septembre ou octobre 1990, je crois bien), par exemple. Les résonnances avec des choses que j'ai écrites, qui sont parues ou non, ou auxquelles j'ai réfléchi, seul ou avec Yves Meynard pour le space-op sur lequel nous travaillons depuis 1991, sont assez nombreuses. Cela s'explique bien entendu par des inspirations communes, à retracer loin en amont, avant même William Gibson dans certains cas.

Innocence, la suite de Ghost in the Shell, est un régal pour les yeux, un festin de citations et... une intrigue qui n'est guère plus qu'un prétexte. La réflexion philosophique est au cœur de l'histoire. Les références sont nombreuses, du Golem à l'Hadaly de L'Ève future, en passant par René Descartes, La Mettrie, Milton et Donna Haraway. La question de la frontière entre l'humain et la machine est quelque peu déplacée en intégrant une nouvelle problématique, celle de la reproduction. Si j'ai bien compris (et si le passage était bien traduit), la machine serait à l'être humain ce que la poupée est à l'enfant — une imitation d'enfant, mais aussi un peu plus. Ce qui rend le face-à-face de Batou et de Togusa aussi intéressant, puisque Batou le cyborg a un chien tandis que l'inspecteur Togusa (pratiquement dépourvu d'implants) a une femme et une fille, que l'on voit accepter avec joie une poupée dans la dernière séquence du film. Le chien du cyborg est-il alors la preuve et la démonstration de sa nature trop machinique, qui le rend impropre à devenir parent, ou bien un signe de sagesse dans la mesure où il refuse de s'engager dans le jeu piégé de la reproduction (symbolisé par la présence d'une poupée aux yeux morts)? Le film rappelle en passant la légende de l'automate Francine de René Descartes, substitut de sa fille défunte — et affublé du nom de sa famille qui est aussi le nom de la famille d'ingénieurs italiens (Francini) qui avaient construit les célèbres automates de Saint-Germain-en-Laye et de Fontainebleau à cette époque, si je me souviens bien.

À ce stade, je ne peux m'empêcher de penser au texte d'un auteur romantique, l'Allemand Jean Paul (Johann Paul Friedrich Richter, né en 1763, mort en 1825). Le conte «Les hommes sont les machines des anges», inclus en français dans Mon enterrement vivant, interrogeait déjà la nature de la distinction entre les humains et leurs machines, et s'inscrivait explicitement dans la foulée du joueur d'échecs de von Kempelen... J'ai toujours soutenu que la supercherie de von Kempelen n'était possible qu'après La Mettrie et l'émergence du fantasme de la création d'un esprit mécanique. Avant Descartes, les automates étaient animés; ils reproduisaient le mouvement qui était vu comme le propre des animaux et le signe même de la présence d'une âme, bref, d'une anima. Mais les qualités proprement humaines qui distinguaient l'homme et la femme des autres animaux, c'est-à-dire la parole, la raison, le jugement, la conscience de soi et des autres, etc. ne sont apparues comme potentiellement reproductibles sous forme mécanique et matérielle qu'avec les matérialistes des Lumières, comme La Mettrie. Avant que cette possibilité soit formulée, l'automate de von Kempelen n'aurait été compréhensible pour la plupart que comme truquage ou comme manifestation diabolique. Mais au dix-huitième siècle, la possibilité de l'intelligence artificielle s'insinue dans les esprits cultivés. Von Kempelen va travailler sur la production mécanique de la parole, tandis que les Droz vont produire un automate qui écrit...

Ghost in the Shell relance le débat dans le contexte du cyberpunk. Il est particulièrement fascinant d'y retrouver une telle densité de références à des sources occidentales; tandis que les pays occidentaux se replongent, avec Narnia, Harry Potter, Le Seigneur des Anneaux, etc., dans les mondes disparus du Moyen-Âge, cette série complète (et définit même) une culture différente, propre à la civilisation industrielle et à ses futuribles. L'éternel retour du roi cède la place à des problématiques plus fondamentales, voire plus immédiates.

Dans Innocence, les protagonistes croisent un défilé traditionnel, avec des kamis qui ne semblent pas si différents des gynoïdes et autres machines autonomes de la nouvelle société mécanique. Ces kamis recréés sous la forme d'hologrammes ou d'illusions cybernétiques sont fantomatiques, et muets. Leur disparition inéluctable sert sans doute à signaler l'urgence de donner une voix à nos machines...

Libellés : ,


Comments: Publier un commentaire

<< Home

This page is powered by Blogger. Isn't yours?