2025-02-12

 

L'Inframonde à Québec

Mercredi dernier, j'ai assisté à une des dernières représentations à la Bordée de L'Inframonde, une pièce de science-fiction particulièrement forte et fine, sans bouffonnerie ou fantaisie inutile, une conjonction assez rare pour être signalée.  Créée en anglais en 2013-2014 par la dramaturge étatsunienne Jennifer Haley sous le titre The Nether, elle avait été créée au Québec (dans une traduction d'Étienne Lepage et une mise en scène de Catherine Vidal) sur les planches de la salle de la Petite Licorne en mars-avril 2020, une production du Théâtre La Bête Humaine en co-diffusion avec La Manufacture à Montréal.  Après la pandémie, la pièce est présentée (dans une mise en scène de Maxime Perron) dans la ville de Québec par le théâtre Premier Acte en mars-avril 2023.  Elle avait été présentée ensuite au Théâtre Denise-Pelletier (dans une mise en scène de Catherine Vidal) à Montréal en octobre 2023.

Dans cette pièce primée, l'inframonde est un monde virtuel entièrement immersif qui a succédé à l'internet, dans un avenir distant de quelques décennies où les arbres ont presque entièrement disparu.

M. Roy est accusé d'avoir créé un domaine réservé à des clients particuliers, tous adultes et anonymes, qui accèdent à une splendide demeure victorienne dans un cadre boisé afin d'y assouvir des pulsions inquiétantes.  Il est interrogé par l'inspectrice Harrison, récemment habilitée à enquêter sur les activités criminelles ou répréhensibles dans l'inframonde.  Celle-ci est convaincue que l'absence de consistance des réalités virtuelles peuplées d'avatars n'empêche pas les interactions avec des images d'influencer les mentalités et les actions dans le monde réel.  Les créations et les créatures de l'inframonde sont-elles véritablement sans conséquence ?  C'est une des questions récurrentes du texte de Haley.

Même si tout est illusion, les relations qui se nouent entre personnages de l'inframonde sont aussi réelles ou factices que dans le monde réel.  Au fil des scènes, il apparaît clairement qu'on n'entre pas dans l'inframonde sans traîner avec soi les blessures et les obsessions de sa personnalité, ou de son passé.  Ainsi, la détective Harrison a été délaissée dans l'enfance par son père, qui a fini par faire le Saut, en quittant le monde réel pour l'univers virtuel de l'inframonde, où il existera comme spectre.  Le créateur du Refuge, dont le serveur est caché dans un sous-marin, a failli molester une fillette dans le monde réel avant d'offrir un sanctuaire aux pédophiles en puissance souhaitant explorer leurs besoins et désirs, affectueux ou meurtriers.  Un client du Refuge également interrogé par Harrison, M. Martin, est un enseignant de sciences sexagénaire en mal d'affection dans le monde réel qui voudrait devenir un spectre afin de rester au Refuge et de vivre une relation plus humaine pour suppléer au manque d'affection dans son quotidien.

La réalité des rapports humains dans l'inframonde est aussi illustrée par le parcours de Dubois, un agent infiltré dans le Refuge pour observer ce qui s'y passe.  Celui-ci s'éprend de la jeune Iris, qui apparaît dans l'inframonde sous les traits d'une fillette, à l'instar de plusieurs autres résidentes du Refuge.  Pourtant, ni l'agent Dubois ni la petite Iris ne sont les personnes qu'ils incarnent.  Et si Dubois s'est amouraché d'Iris, cette dernière s'est prise d'affection pour M. Roy, qui régente le Refuge depuis sa création.

L'Inframonde institue un triangle amoureux avec cinq personnages, ce qui fait son originalité, et m'empêche d'être trop précis pour ne pas divulgâcher les rebondissements de l'intrigue qui reposent sur des révélations successives.  

Haley a signé une pièce provocante, qui nous pose des questions délicates sur les fantasmes et les meilleures manières de les gérer.  Leur accorder trop d'importance, c'est se risquer à en devenir captif.  Les nier, c'est risquer une forme de cécité qui pourrait avoir des conséquences désastreuses dans la vie de tous les jours.  Expriment-ils des sentiments humains qu'il faut nécessairement respecter même s'ils procèdent d'une imagination déréglée ?

Les prestations des acteurs et des actrices donnent toute la force requise à ces questionnements qui émergent au fil des péripéties d'une action aussi émotionnelle qu'intellectuelle.  Haley n'impose pas de réponses : la pièce invite à l'introspection pour que chaque spectateur ou spectatrice se penche sur ses propres valeurs et convictions.

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