2006-03-17
Les questions qu'on ne pose pas
Il y a des questions que les journalistes ne posent pas. Ils savent peut-être qu'ils n'obtiendront pas de réponse, au nom de tel ou tel prétexte. Mais il faudrait parfois que la question soit posée quand même.
Le débat sur la présence de l'armée canadienne en Afghanistan, et plus précisément dans le sud du pays, a été d'une nullité consternante. Tout d'abord, il a tourné autour de la dichotomie entre maintien de la paix et conduite d'une guerre. Or, dans une culture nord-américaine qui carbure à la testostérone de droite (toujours prête à gonfler les muscles tant que ce sont les autres qui en subissent les effets secondaires), on n'hésite pas à parler d'une guerre pour faire plaisir aux plus belliqueux, alors que parler vrai, ce serait admettre que nous sommes quelque part entre les deux.
Le maintien de la paix traditionnel présupposait deux adversaires, souvent de nations différentes, qu'il était possible de cantonner de part et d'autre d'une frontière. Il supposait aussi la signature d'une trêve, à tout le moins.
Or, la victoire a été déclarée à Kaboul par les alliés des États-Unis, mais aucune paix n'a été signée. Une fois les Talibans évincés du pouvoir en Afghanistan, les Américains ont cru qu'il était possible de faire comme s'ils n'existaient plus. De toute évidence, il en reste suffisamment pour animer une insurrection aux intentions difficiles à définir. La reconquête de tout l'Afghanistan (ce que le régime taliban n'avait jamais réussi, ne l'oublions pas)? L'évacuation de tous les Occidentaux et infidèles afin d'imposer des régimes islamistes où ce faire se peut? On aimerait en savoir plus sur les véritables objectifs des islamistes.
Faute de paix, est-ce pour autant la guerre? Il faut être deux pour faire la paix, mais un seul pour faire la guerre. Si les Talibans considèrent qu'ils poursuivent une guerre entamée en 2001, il s'agit donc bel et bien d'une guerre, même si on peut l'appeler larvée ou parler d'une insurrection. On pourrait certes évoquer une guerre civile, si ce n'était de tous les intervenants étrangers. Dont le Canada, maintenant.
L'historien ne peut s'empêcher de penser à la guerre de Trente Ans en Europe au XVIIe siècle : de 1618 à 1648, l'Allemagne avait servi de champ de bataille aux Catholiques et aux protestants de tout crin, ainsi qu'à des armées étrangères venues de tous les horizons. Depuis bientôt trente ans, c'est ce qui se passe en Afghanistan. Tout comme la guerre de Trente Ans avait opposé des factions chrétiennes, celle-ci oppose des factions musulmanes, avec l'intervention en sus de soldats soviétiques, européens et nord-américains — et d'agents pakistanais, voire iraniens... Il était sorti de la guerre de Trente Ans la fameuse paix de Westphalie qui avait instauré un nouveau cadre pour la conduite des guerres. Le terrorisme international et la guerre préventive de Bush contre l'Irak ont fait voler en éclats ce cadre. Mais si jamais la guerre en Afghanistan et Irak se propageait au pays entre les deux, l'Iran, nous nous compterons heureux si tout se termine en 2009 — et s'il en résulte quelque chose comme les traités de Westphalie.
Le débat a ensuite porté sur la stratégie du Canada et de l'OTAN. Une belle manœuvre d'évitement, car il faut avoir des vues profondes pour sembler s'opposer au maintien de la paix et d'un régime plus ou moins démocratique dans un pays qui en a bien besoin. Or, si la tactique est fille de la stratégie, la tactique porte aussi la stratégie sur ses épaules, comme Énée Anchise.
Autrement dit, si la tactique fait défaut, la stratégie, aussi vertueuse et louable soit-elle, se casse la figure.
Or, personne ne semble s'interroger (du moins, pas longtemps) sur les tactiques canadiennes. Pourtant, elles semblent en grande partie inspirée par les tactiques des militaires étatsuniens (et, à travers eux, de Tsahal en ce qui concerne les occupations musclées), des tactiques qui sont loin d'avoir fait leurs preuves, en Irak comme en Palestine. (C'est une litote.) Pour un peu, on serait tenté de l'imputer à un manque d'imagination de nos militaires — et de regretter la tradition novatrice des grands états-majors allemands d'avant 1945. Sauf que même l'armée allemande n'a pas trouvé le secret de vaincre des insurrections sans recourir à des mesures répressives extrêmes, que ce soit durant la Première Guerre mondiale ou la Seconde.
En particulier, après la mort d'un Afghan dont le véhicule avait eu le malheur de s'approcher un peu trop d'un convoi canadien, on devrait au moins poser une question sur la règle qui permet aux soldats canadiens de tirer sur les véhicules suspects. Cette question, c'est la suivante : est-ce que cela fonctionne?
Autrement dit, nous savons qu'en Irak, les troupes des États-Unis ont causé de nombreuses morts innocentes en tirant sur des véhicules suspects. (Sans parler des blessés et des survivants traumatisés.) Mais combien de fois ont-elles réussi à stopper ainsi un kamikaze déterminé? Entendons-nous : je ne doute pas que les soldats américains aient tiré sur les kamikazes qui s'en sont pris à leurs convois. Ils n'ont pas toujours tiré sans justification, non. Mais combien de fois ont-ils réussi à stopper une attaque et combien de fois ont-ils versé le sang pour rien? Bref, quel est le taux d'efficacité de ces tirs?
Car, si le taux d'efficacité de ces tirs était bas, on pourrait se demander très froidement si cela sert vraiment à quelque chose d'avoir le doigt sur la gâchette. Et s'il ne vaudrait pas mieux, pour les soldats canadiens juchés sur les véhicules, profiter de ces quelques secondes pour se mettre à l'abri au lieu de tirer... Cui bono? À qui profitent vraiment ces tactiques héritées des Américains? Posons aussi cette question : la réponse pourrait nous surprendre.
Durant la Seconde Guerre mondiale, les agents du SOE britanniques détachés auprès des partisans de Tito enfouissaient parfois des armes hors d'usage dans les meules de foin des villages qu'ils contournaient durant la nuit. Si les Allemands trouvaient ces armes, leurs soupçons se porteraient automatiquement sur les villageois et toute mesure prise par les Allemands en conséquence — arrestations et interrogatoires musclés, prises d'otages, exécutions sommaires — leur susciterait de nouveaux ennemis alors que les villageois en cause étaient sans doute plus ou moins dans l'expectative auparavant.
Alors, demandons-nous si cela n'arrange pas les insurgés que de provoquer, au moyen d'une attaque occasionnelle, des ripostes anticipées en série qui suscitent aux Canadiens et autres militaires étrangers de nouveaux ennemis...
Ce qui semble certain, c'est que le Canada, alors qu'il accepte de prendre la relève des États-Unis dans un secteur des plus chauds, n'en a pas profité pour essayer de renouver la doctrine militaire en usage. Sans doute que le Canada avait trop l'impression de se faire pardonner son opposition à l'invasion de l'Irak en participant à la guerre en Afghanistan pour exiger une contrepartie à un engagement pourtant substantiel et le classant parmi les alliés les plus importants des États-Unis. Dommage.
Le débat sur la présence de l'armée canadienne en Afghanistan, et plus précisément dans le sud du pays, a été d'une nullité consternante. Tout d'abord, il a tourné autour de la dichotomie entre maintien de la paix et conduite d'une guerre. Or, dans une culture nord-américaine qui carbure à la testostérone de droite (toujours prête à gonfler les muscles tant que ce sont les autres qui en subissent les effets secondaires), on n'hésite pas à parler d'une guerre pour faire plaisir aux plus belliqueux, alors que parler vrai, ce serait admettre que nous sommes quelque part entre les deux.
Le maintien de la paix traditionnel présupposait deux adversaires, souvent de nations différentes, qu'il était possible de cantonner de part et d'autre d'une frontière. Il supposait aussi la signature d'une trêve, à tout le moins.
Or, la victoire a été déclarée à Kaboul par les alliés des États-Unis, mais aucune paix n'a été signée. Une fois les Talibans évincés du pouvoir en Afghanistan, les Américains ont cru qu'il était possible de faire comme s'ils n'existaient plus. De toute évidence, il en reste suffisamment pour animer une insurrection aux intentions difficiles à définir. La reconquête de tout l'Afghanistan (ce que le régime taliban n'avait jamais réussi, ne l'oublions pas)? L'évacuation de tous les Occidentaux et infidèles afin d'imposer des régimes islamistes où ce faire se peut? On aimerait en savoir plus sur les véritables objectifs des islamistes.
Faute de paix, est-ce pour autant la guerre? Il faut être deux pour faire la paix, mais un seul pour faire la guerre. Si les Talibans considèrent qu'ils poursuivent une guerre entamée en 2001, il s'agit donc bel et bien d'une guerre, même si on peut l'appeler larvée ou parler d'une insurrection. On pourrait certes évoquer une guerre civile, si ce n'était de tous les intervenants étrangers. Dont le Canada, maintenant.
L'historien ne peut s'empêcher de penser à la guerre de Trente Ans en Europe au XVIIe siècle : de 1618 à 1648, l'Allemagne avait servi de champ de bataille aux Catholiques et aux protestants de tout crin, ainsi qu'à des armées étrangères venues de tous les horizons. Depuis bientôt trente ans, c'est ce qui se passe en Afghanistan. Tout comme la guerre de Trente Ans avait opposé des factions chrétiennes, celle-ci oppose des factions musulmanes, avec l'intervention en sus de soldats soviétiques, européens et nord-américains — et d'agents pakistanais, voire iraniens... Il était sorti de la guerre de Trente Ans la fameuse paix de Westphalie qui avait instauré un nouveau cadre pour la conduite des guerres. Le terrorisme international et la guerre préventive de Bush contre l'Irak ont fait voler en éclats ce cadre. Mais si jamais la guerre en Afghanistan et Irak se propageait au pays entre les deux, l'Iran, nous nous compterons heureux si tout se termine en 2009 — et s'il en résulte quelque chose comme les traités de Westphalie.
Le débat a ensuite porté sur la stratégie du Canada et de l'OTAN. Une belle manœuvre d'évitement, car il faut avoir des vues profondes pour sembler s'opposer au maintien de la paix et d'un régime plus ou moins démocratique dans un pays qui en a bien besoin. Or, si la tactique est fille de la stratégie, la tactique porte aussi la stratégie sur ses épaules, comme Énée Anchise.
Autrement dit, si la tactique fait défaut, la stratégie, aussi vertueuse et louable soit-elle, se casse la figure.
Or, personne ne semble s'interroger (du moins, pas longtemps) sur les tactiques canadiennes. Pourtant, elles semblent en grande partie inspirée par les tactiques des militaires étatsuniens (et, à travers eux, de Tsahal en ce qui concerne les occupations musclées), des tactiques qui sont loin d'avoir fait leurs preuves, en Irak comme en Palestine. (C'est une litote.) Pour un peu, on serait tenté de l'imputer à un manque d'imagination de nos militaires — et de regretter la tradition novatrice des grands états-majors allemands d'avant 1945. Sauf que même l'armée allemande n'a pas trouvé le secret de vaincre des insurrections sans recourir à des mesures répressives extrêmes, que ce soit durant la Première Guerre mondiale ou la Seconde.
En particulier, après la mort d'un Afghan dont le véhicule avait eu le malheur de s'approcher un peu trop d'un convoi canadien, on devrait au moins poser une question sur la règle qui permet aux soldats canadiens de tirer sur les véhicules suspects. Cette question, c'est la suivante : est-ce que cela fonctionne?
Autrement dit, nous savons qu'en Irak, les troupes des États-Unis ont causé de nombreuses morts innocentes en tirant sur des véhicules suspects. (Sans parler des blessés et des survivants traumatisés.) Mais combien de fois ont-elles réussi à stopper ainsi un kamikaze déterminé? Entendons-nous : je ne doute pas que les soldats américains aient tiré sur les kamikazes qui s'en sont pris à leurs convois. Ils n'ont pas toujours tiré sans justification, non. Mais combien de fois ont-ils réussi à stopper une attaque et combien de fois ont-ils versé le sang pour rien? Bref, quel est le taux d'efficacité de ces tirs?
Car, si le taux d'efficacité de ces tirs était bas, on pourrait se demander très froidement si cela sert vraiment à quelque chose d'avoir le doigt sur la gâchette. Et s'il ne vaudrait pas mieux, pour les soldats canadiens juchés sur les véhicules, profiter de ces quelques secondes pour se mettre à l'abri au lieu de tirer... Cui bono? À qui profitent vraiment ces tactiques héritées des Américains? Posons aussi cette question : la réponse pourrait nous surprendre.
Durant la Seconde Guerre mondiale, les agents du SOE britanniques détachés auprès des partisans de Tito enfouissaient parfois des armes hors d'usage dans les meules de foin des villages qu'ils contournaient durant la nuit. Si les Allemands trouvaient ces armes, leurs soupçons se porteraient automatiquement sur les villageois et toute mesure prise par les Allemands en conséquence — arrestations et interrogatoires musclés, prises d'otages, exécutions sommaires — leur susciterait de nouveaux ennemis alors que les villageois en cause étaient sans doute plus ou moins dans l'expectative auparavant.
Alors, demandons-nous si cela n'arrange pas les insurgés que de provoquer, au moyen d'une attaque occasionnelle, des ripostes anticipées en série qui suscitent aux Canadiens et autres militaires étrangers de nouveaux ennemis...
Ce qui semble certain, c'est que le Canada, alors qu'il accepte de prendre la relève des États-Unis dans un secteur des plus chauds, n'en a pas profité pour essayer de renouver la doctrine militaire en usage. Sans doute que le Canada avait trop l'impression de se faire pardonner son opposition à l'invasion de l'Irak en participant à la guerre en Afghanistan pour exiger une contrepartie à un engagement pourtant substantiel et le classant parmi les alliés les plus importants des États-Unis. Dommage.
Libellés : Afghanistan, Canada, Guerre