2021-05-15

 

Wapke

J'ai été content de voir que l'ouvrage Wapke était présenté comme un recueil d'anticipation.  Il aurait certainement été possible pour l'éditeur, Stanké, ou le directeur, Michel Jean, de l'associer au futurisme autochtone (Indigenous futurisms) ou autochtofuturisme, puisque « wapke » signifie « demain » en langue atikamekw.  Ils ont toutefois décidé de ne pas se réclamer de cette catégorie ou mouvement,  ainsi appelé pour faire le lien avec l'afrofuturisme.  Dans une entrevue où il évoque l'ouvrage, Jean parle de dystopie  (soupir !) pour décrire son apparence générique, mais le terme est absent du site de l'éditeur et on aura au moins échappé à cette confusion devenue trop fréquente. Plus nettement consacré par l'usage, le terme d'anticipation rattache l'entreprise à la science-fiction.

Toutefois, l'anticipation l'emporte assez souvent sur la science dans les quatorze textes retenus pour ce collectif et les futurs envisagés sont rarement réjouissants.  À strictement parler, il ne peut s'agir d'une anthologie, même partielle, puisque tous les textes sont inédits.  S'il y a une prédominance d'autrices (onze sur quatorze), il y a aussi une présence marquée de participants de la relève ou de créateurs qui signent peut-être leur première fiction.

Les plumes les plus expérimentées se détachent sans trop de peine du lot.  L'excellente nouvelle « Les Grands Arbres » de Michel Jean lui-même rappelle un texte fondateur du genre post-apocalpytique, « The Place of the Gods » (1937) de Stephen Vincent Benét, rebaptisé ensuite « By the Waters of Babylon ».  La conclusion diverge radicalement, par contre.  Dans l'ombre de la menace fasciste, le héros de Benét proclamait que la civilisation (moderne et libérale) serait reconstruite ; l'héroïne de Jean, qui est l'héritière de deux apocalypses, tourne le dos aux ruines de la civilisation occidentale pour retourner dans la forêt avec son frère.

La nouvelle « Les saucisses » de J. D. Kurtness s'inscrit dans le prolongement d'une science-fiction plus récente, ce que souligne l'allusion à La Matrice des sœurs Wachowski.  Sans vraiment renouveler le thème, Kurtness en livre une exploitation parfaitement maîtrisée.

La nouvelle dystopique « Le quatrième monde » d'Isabelle Picard est moins achevée, mais d'une originalité fort agréable.  Plus fruste, la nouvelle « Uapush-unaikan » d'Alyssa Jérôme, autrice dans la vingtaine, met en scène une dystopie franchement horrifique.  C'est du brut, mais percutant.  Dans une veine similaire, « Pakan (Autrement) » de Cyndy Wylde, imagine une conspiration terrifiante, mais le récit reste sans aboutissement, dominé par l'indignation que les personnages expriment en reflétant des situations véridiques occultées dans les histoires que le Canada se raconte sur son passé.

Deux poètes reconnues, Joséphine Bacon et Natasha Kanapé Fontaine, ont contribué au collectif.  Le court texte de Bacon, « Uatan, un cœur bat », porte sur la transmission des traditions et savoirs ancestraux, ne se rattachant au thème que par une date et par l'intention d'inscrire cette transmission dans le durée.  Plus intéressant, le texte de Kanapé Fontaine, « Kanatabe Ishkueu », est plutôt déstructuré sur le plan narratif, mais il aligne des idées qui retiennent l'attention du lecteur jusqu'à la chute finale.  Dans un tel cas, les forces de la science-fiction en tant que genre transcendent les faiblesses de la nouvelle en tant que telle.

La contribution d'un autre poète, Jean Sioui, relève plus de la vignette que de la nouvelle ou d'une réelle tentative de raconter une histoire, mais son texte, « Les couleurs de la peau », donne à entendre une voix autochtone sincère.  La nouvelle « 2091 » de la chansonnière Elisapie Isaac tient aussi de la vignette, mais il y a beaucoup plus d'humanité, d'espoir et de concret dans cette vision d'un futur inuk.

Outre « Les Grands Arbres » de Jean, le post-apo est à l'honneur dans quelques textes, mais le thème est loin d'être aussi présent qu'il aurait pu l'être.  C'est presque devenu éculé de faire le rapprochement entre le vécu des Premières Nations et les apocalypses de la science-fiction, ce qu'un roman comme Moon of the Crusted Snow (2018) de Waubeshig Rice dramatisait.  Dans l'histoire de la science-fiction québécoise, la nouvelle « Akua nuten (Le vent du sud) » (1962) d'Yves Thériault préfigurait d'ailleurs ce lien à l'heure de la grande peur d'une guerre nucléaire, et non sans ironie.  Dans Wapke, le premier texte, « Dix jours sur écorce de bouleau » de Marie-Andrée Gill, raconte la survie post-apocalyptique d'un petit groupe réfugié dans un camp de chasse, en intégrant à la fois réalisme et surnaturel autochtone.  On reste dans le registre de la vignette, mais l'aperçu de la survie qui se met en place a quelque chose d'inspirant.  On pourrait en dire autant, d'ailleurs, de la nouvelle « Les enfants lumière » de Virginia Pésémapéo Bordeleau.

Les autres contributions sont assez diversifiées.  La meilleure, « La hache et le Glaive », est de Louis-Karl Picard Sioui, lequel s'est fait plaisir en imaginant un scénario digne d'un film de science-fiction hollywoodien à grand déploiement, mais sans exclure une réflexion sur les futurs qu'on se donne à l'heure des choix.  La nouvelle « Cécile » est le premier texte publié de Katia Bacon, une jeune autrice innue de Pessamit.  Malgré une certaine naïveté dans la conception, l'exécution est tout à fait lisible.  Enfin, « Minishtitok (L'île) » de Janis Ottawa est un texte qui ne semble pas savoir où il va, mais qui laisse songeur.

Au Canada, Wapke est le premier recueil collectif d'expression française de science-fiction autochtone.  En anglais, on peut citer Bawaajigan (2019) de Nathan Niigan Noodin Adler et Christine Miskonoodinkwe Smith.  En 2016, Drew Hayden Taylor avait signé ce qui était peut-être le premier recueil individuel de futurisme autochtone au Canada, Take Us to Your Chief:  and Other Stories.  

Pour des raisons linguistiques, ce ne sont pas toutes les nations autochtones du Québec (ou du Canada francophone) qui sont représentées dans ce recueil.  Les Innus et Wendats dominent largement, mais  les autres contributrices se réclament de quatre nations supplémentaires et d'une identité métisse.  Il demeure que c'est un recueil rédigé dans la langue du colonisateur, qui est sans doute une langue seconde pour certains auteurs.  Dans les conditions actuelles de conservation, voire de reconstruction des langues premières, c'était sans doute incontournable, si ce n'est qu'en raison de l'empreinte de langues comme l'anglais et le français sur la constitution même de l'imaginaire science-fictif.  Que donnerait un recueil en innu-aimun, en atikamekw ou en inuktitut ?  On peut souhaiter que cette possibilité ne reste pas éternellement de la science-fiction.

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