2019-09-18

 

Un avatar québécois d'Arsène Lupin

J'ai déjà eu l'occasion de rendre hommage à un de mes héros favoris au temps de mes lectures de jeunesse : Arsène Lupin, si ce n'est qu'en signant un pastiche intitulé « Legacies » en anglais, devenu la nouvelle « Le trésor des Romanoff » en français. 

Dès ses débuts, Lupin tranche sur les détectives qui l'ont précédé, de l'Auguste Dupin d'Edgar Allan Poe au Sherlock Holmes d'Arthur Conan Doyle.  Le nom du gentleman-cambrioleur inventé par Maurice Leblanc rime avec celui de l'enquêteur de Poe et Lupin se mesurera à Holmes sans trop tarder.  Néanmoins, il se transforme rapidement en un justicier plus proche du prince Rodolphe des Mystères de Paris.  Séduisant coureur de jupons, Lupin ne plaît pas toujours, mais il est prêt à tout pour plaire.

Un épigone jusqu'ici inconnu de Leblanc est un Français immigré au Canada, Louis Roland (1881-1972).  Ce frère des Écoles chrétiennes sous le nom de Rolland-Germain se consacre un peu à la littérature à partir des années 1910 dans les pages du Samedi, une revue montréalaise destinée à un lectorat bourgeois, sans doute majoritairement féminin.  Il en est d'ailleurs le rédacteur en chef de 1911 à 1944, sous le nom de Fernand de Verneuil.

Parmi ses premiers efforts littéraires, en 1915, figure un feuilleton intitulé Les Aventures du Quebecquois Maxime Leblond (24 juillet au 30 octobre), « révélées par Louis Roland ».  Le sous-titre, « L'homme aux mille transformations », nous met tout de suite sur la piste de l'inspiration du personnage dont le nom renvoie assez clairement à Maurice Leblanc.  En effet, Maxime Leblond est un Québécois né en 1865 qui se présente en personne à Louis Roland pour lui faire part de quelques-unes de ses aventures, à la manière de Lupin se révélant à Leblanc.  Le récit est contemporain, inscrivant les péripéties dans le contexte des événements de la Grande Guerre qui fait rage au même moment.

Maître d'une flottille de sous-marins perfectionnés et d'un réseau de postes de TSF, Leblond est moins un voleur qu'un redresseur de torts d'envergure internationale.  Ses aventures dans le feuilleton commencent au Canada où il déjoue une tentative allemande d'assassiner le président des États-Unis avant de se transporter à l'étranger.  Il s'infiltre en Allemagne pour se rapprocher du Kaiser et obtient de servir à bord du yacht personnel de Guillaume, ce qui lui permet d'apprendre que des sous-marins allemands s'apprêtent à torpiller le Lusitania.  Leblond essaie en vain de changer le cours de l'histoire et il se contente d'éperonner avec son sous-marin un des submersibles allemands en guise de représailles.  La réminiscence vernienne est patente, mais passagère.

Le reste du feuilleton s'occupe principalement de la vie personnelle de Leblond, qui a aimé une jolie Écossaise du nom de Cecily vingt ans plus tôt, croyant perdre aussi leur fille alors que celle-ci a été enlevée par un malfrat allemand du nom de Hermann.  Celui-ci est aussi le père de Madelina, une redoutable espionne allemande avec qui Leblond s'est mesuré plusieurs fois.  Leblond finit par découvrir que sa fille, Margaret, a été élevée en compagnie de Madelina, qui est la fille de Hermann.  Une confession de Madelina, à l'article de la mort, permet à Leblond de retrouver sa fille et de lui faire épouser un beau parti.

Si l'inspiration principale du roman est assez évidemment la saga de 813, il est curieux que Roland ait quelque peu anticipé les événements que Leblanc imaginera dans le diptyque de La Comtesse de Cagliostro et La Cagliostro se venge après la guerre.  Certes, ce n'est pas un fils qui est enlevé par Hermann, mais les parallèles restent quelque peu surprenants.  Les aventures de Leblond en Allemagne pour faire la nique à l'empereur rappellent aussi le roman L'Éclat d'obus de Leblanc, qui paraît à partir de septembre 1915 et qui ne fera d'ailleurs intervenir Lupin que dans une édition d'après-guerre.  Du côté canadien, le feuilleton de Louis Roland serait plutôt à rapprocher d'un petit roman populaire intitulé Les Aventures extraordinaires de deux Canayens (1918), publiées par un médecin d'origine québécoise installé à New York, Jules Jéhin de Prume.  Les deux héros de l'histoire utiliseront un dirigeable perfectionné pour donner une leçon à ce fauteur de guerre qu'est le Kaiser.

Pour l'instant, Maxime Leblond est le premier avatar québécois connu d'Arsène Lupin.  À ce que j'en sais, Louis Roland ne lui a pas donné d'autres aventures.

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Comments:
Complétons quand même l'histoire laissée en suspens. Si Louis Roland n'a pas repris son personnage de Maxime Leblond, il s'est fait plaisir dans son rôle de rédacteur en chef en publiant dans les pages de l'hebdomadaire Le Samedi plusieurs aventures de Lupin sous la forme de feuilletons :

Arsène Lupin, gentleman-cambrioleur, du 26 mai au 22 septembre 1917 ;

Arsène Lupin contre Herlock Sholmès, du 29 septembre 1917 au 2 mars 1918 ;

L'Aiguille creuse, du 9 mars au 29 juin 1918 ;

Le Bouchon de cristal, du 6 juillet au 9 novembre 1918 ;

813, du 16 novembre 1918 au 14 juin 1919 ;

Les Confidences d'Arsène Lupin, du 14 juin au 6 septembre 1919, et

Le Triangle d'or, du 27 décembre 1919 au 22 mai 1920.

Si Roland s'en tient là, il n'hésitera pas à réutiliser certaines des nouvelles de Leblanc comme bouche-trou une décennie plus tard :

« Le Fétu de paille » dans le numéro du 8 novembre 1930,

« Les Gouttes qui tombent » dans le numéro du 25 mars 1938, et

« Le Signe de l'ombre » dans le numéro du 10 décembre 1938.

Après la Seconde Guerre mondiale et longtemps après le départ à la retraite de Roland, le magazine offrira une adaptation en bande dessinée des exploits de Lupin combinant, du 26 janvier 1957 au 12 septembre 1959, des épisodes ou extraits d'Arsène Lupin, gentleman-cambrioleur, de L'Aiguille creuse, du Bouchon de cristal et de 813.
 
Petit ajout : le journal La Patrie publiera le roman L'Éclat d'obus de Maurice Leblanc du 9 avril au 28 mai 1921, mais il s'agira de la version où Arsène Lupin n'apparaît pas en tant que personnage, même s'il est mentionné au détour d'une réplique.
 
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