2019-07-03
Le Sentier couvert, voyage temporel et SFCF
La SFCF a-t-elle aussi eu son Pierre Benoit ?
Pierre Benoit (ou Benoît, les sources ne s'entendent pas) est né à Montréal en 1906 et mort à Ottawa en 1989. Son roman Le Sentier couvert (Montréal, Éditions de l'Arbre, copyright en 1944, achevé d'imprimer en 1945), terminé à Ottawa le 19 février 1943, où l'auteur avait déménagé en 1940, peut figurer dans les titres de la littérature franco-ontarienne.
Jusqu'à preuve du contraire, c'est aussi le premier récit canadien-français d'un voyage temporel à rebours. Il y avait déjà eu plusieurs nouvelles dont le protagoniste se projetait dans le futur de son présent. Ainsi, en 1885, Léon Ledieu avait imaginé dans « Le songe du Roy Loys Neufvième » qu'un émissaire divin accordait au roi Louis IX une vision du Québec présent. En 1899, Gaston Labat avait dépeint la réaction d'un soldat, d'un artisan et d'un cultivateur morts depuis cent ans et ramenés à la vie, plus ou moins, qui découvraient avec horreur le monde à la fin du XIXe siècle, dans « L’auberge de la mort. Légende fin de siècle ». L'interprétation du cadre temporel de Similia Similibus (1916) d'Ulric Barthe reste délicate, mais il est possible de comprendre que le protagoniste vit les événements d'un futur uchronique prévisible si la Première Guerre mondiale n'avait pas éclaté en 1914... Enfin, en 1929, Jean-Charles Harvey signe « Le revenant », un conte fantastique où le fantôme de Louis Hémon visite le pays de Maria Chapdelaine presque vingt ans après son séjour sur la ferme de Péribonka. Quelques autres contes futuristes de la même époque jouent sur le registre de la vision d'un futur encore non avenu, mais le voyage à rebours est rare sinon entièrement absent avant Le Sentier couvert.
Dans tous ces cas, le saut dans l'avenir est en général inexpliqué, réductible à une hallucination ou attribuable à une intervention surnaturelle. Même si Wells, en 1895, et Barjavel, en 1944, avaient déjà postulé des moyens rationnels de se déplacer dans le temps, le plongeon dans le passé du Sentier couvert fait appel à un mécanisme plutôt obscur. Sans doute sciemment, Benoit évite de parler de machine alors même qu'il aurait pu lire « L'homme qui explora le temps » d'Octave Béliard dans La Presse en 1932 (réutilisation des Aventures d'un voyageur qui explora le temps publiées par l'auteur français en 1908). D'autres auteurs français, avant Barjavel, comme Maurice Renard, Jacques Rigaut ou Régis Messac, avaient écrit sur des voyages temporels à rebours ou des machines à remonter le temps, mais nous sommes moins sûrs que leurs écrits se soient rendus au Canada avant 1940.
Dans Le Sentier couvert, le jeune protagoniste, Vincent Hertel, s'absente, en raison d'un coup à la tête, de la réalité de 1940 pour se retrouver en 1870. En 1940, il a perdu connaissance et reste alité, dans un coma que les médecins ne s'expliquent pas, durant deux semaines tandis qu'il a l'impression de vivre un bon mois à Montréal en 1870, dans la maisonnée de ses jeunes grands-parents. Transporté dans un monde plus serein et moins affairé que la métropole trépidante de 1940, Vincent s'éprend d'Émerance, la sœur adoptive de son grand-père, une jeune femme recueillie par charité.
Pour un homme de 1940, la ville de Montréal en 1870 n'est qu'une aimable bourgade, encore un peu champêtre. Il n'y a pas de tramways électriques, d'automobiles, de lumière électrique, de téléphones ou d'avions. Pas plus que de radio ou de cinémas. À quelques occasions, Vincent se laisse emporter à parler du futur, mais il ne livre pas le secret de sa clairvoyance. Il évoque le téléphone et le sérum anti-diphtérique, et il manque se trahir en prédisant à ses hôtes leur prospérité future.
Bref, avec une tonalité différente, on aurait presque l'intrigue de base de Back to the Future. Sauf que le voyageur du temps ne tombe pas amoureux de sa mère, mais plutôt d'une jeune femme qui va mourir de chagrin après le départ d'un amoureux de passage, c,'est-à-dire lui-même. Sauf que Vincent ne se risque pas à modifier la trame temporelle puisqu'il n'est pas un voyageur imprudent.
Au gré de ses conversations avec son aïeul, il laisse néanmoins filtrer quelques indications utiles sur les meilleures pratiques en épicerie, ce qui va sans doute fonder le succès à venir de l'entreprise familiale dont Vincent récoltera les fruits ultérieurs. Benoit ne s'attarde pas sur le paradoxe d'une telle boucle temporelle fermée.
Si Hertel ne change pas l'histoire, il n'y a pas d'uchronie. Benoit avait peut-être lu une nouvelle contemporaine, « Lepic et l'histoire hypothétique », signée par un autre Hertel, François. Néanmoins, féru d'histoire, l'auteur se garde de modifier les événements connus, même à une échelle aussi humble. La femme que Vincent aime, Émerance, va mourir de la tuberculose quand même. Mais le retour en arrière de Vincent aura changé le sens de cette mort : il peut croire que son amour a consolé la condamnée jusqu'à la fin.
Ne s'agit-il que d'une hallucination, comme dans Similia Similibus, où le récit est réellement hypothétique ? À la fin du roman, Vincent obtient un témoignage de son père sur la mort de sa tante que le fils entend pour la première fois — et qui correspond à ses propres souvenirs.
Dans le cadre du récit, la réalité du voyage à rebours est donc imposée par l'auteur. En revanche, celui-ci ne fournit aucune explication, rationnelle ou non, de l'excursion dans le passé de Vincent. Il conclut plutôt en invitant ses lecteurs à tenter une interprétation métaphorique des gens et des événements (« Toute mon étrange aventure au pays d'antan, d'ailleurs, est devenue pour moi une sorte de roman à clé. »), mais la proposition manque singulièrement de conviction.
Depuis la sortie de ce court roman, le voyage dans le temps a connu une certaine fortune dans les lettres québécoises, mais pas immédiatement. En 1970, Henriette Major signait un livre pour enfants, À la conquête du temps, tandis que Reynard Lefebvre contribuait Les Voyageurs du temps au sous-genre en 1978. Si ces deux ouvrages faisaient appel à des machines temporelles, la tendance récente invoque plutôt des artifices magiques ou des réalités virtuelles pour les retours dans le passé, sans parler des procédés entièrement mystérieux, comme les souterrains de la série de Pierrette Beauchamp ou le vieillissement ralenti du protagoniste de Daniel Grenier dans L'Année la plus longue (2015).
En s'abstenant de trancher, Benoit nous laisse assis entre deux chaises, mais cette incertitude n'empêche pas de goûter les péripéties sentimentales de ce voyage temporel dont le héros revient avec une maturité nouvelle. Il ne semble pas que l'auteur se soit frotté de nouveau aux genres de l'imaginaire dans la suite de sa carrière littéraire. On peut le regretter, car son coup d'essai démontrait une maîtrise réelle d'une thématique dont il était l'un des pionniers, à tout le moins au Canada francophone. Jusqu'à preuve du contraire, il n'y a pas tant d'exemples antérieurs même ailleurs de voyages à rebours où le héros intervient dans sa propre histoire familiale. Hormis Le Voyageur imprudent, qui est pratiquement contemporain, je ne vois guère que le conte « Un brillant sujet » (1922) de Jacques Rigaut et la nouvelle « By His Bootstraps » de Heinlein en 1941. En tant que fiction, Le Sentier couvert se situe quelque part entre les deux, ce qui n'a rien de déshonorant et souligne la créativité des auteurs de cette période un peu négligée par les historiens de la littérature québécoise.
Pierre Benoit (ou Benoît, les sources ne s'entendent pas) est né à Montréal en 1906 et mort à Ottawa en 1989. Son roman Le Sentier couvert (Montréal, Éditions de l'Arbre, copyright en 1944, achevé d'imprimer en 1945), terminé à Ottawa le 19 février 1943, où l'auteur avait déménagé en 1940, peut figurer dans les titres de la littérature franco-ontarienne.
Jusqu'à preuve du contraire, c'est aussi le premier récit canadien-français d'un voyage temporel à rebours. Il y avait déjà eu plusieurs nouvelles dont le protagoniste se projetait dans le futur de son présent. Ainsi, en 1885, Léon Ledieu avait imaginé dans « Le songe du Roy Loys Neufvième » qu'un émissaire divin accordait au roi Louis IX une vision du Québec présent. En 1899, Gaston Labat avait dépeint la réaction d'un soldat, d'un artisan et d'un cultivateur morts depuis cent ans et ramenés à la vie, plus ou moins, qui découvraient avec horreur le monde à la fin du XIXe siècle, dans « L’auberge de la mort. Légende fin de siècle ». L'interprétation du cadre temporel de Similia Similibus (1916) d'Ulric Barthe reste délicate, mais il est possible de comprendre que le protagoniste vit les événements d'un futur uchronique prévisible si la Première Guerre mondiale n'avait pas éclaté en 1914... Enfin, en 1929, Jean-Charles Harvey signe « Le revenant », un conte fantastique où le fantôme de Louis Hémon visite le pays de Maria Chapdelaine presque vingt ans après son séjour sur la ferme de Péribonka. Quelques autres contes futuristes de la même époque jouent sur le registre de la vision d'un futur encore non avenu, mais le voyage à rebours est rare sinon entièrement absent avant Le Sentier couvert.
Dans tous ces cas, le saut dans l'avenir est en général inexpliqué, réductible à une hallucination ou attribuable à une intervention surnaturelle. Même si Wells, en 1895, et Barjavel, en 1944, avaient déjà postulé des moyens rationnels de se déplacer dans le temps, le plongeon dans le passé du Sentier couvert fait appel à un mécanisme plutôt obscur. Sans doute sciemment, Benoit évite de parler de machine alors même qu'il aurait pu lire « L'homme qui explora le temps » d'Octave Béliard dans La Presse en 1932 (réutilisation des Aventures d'un voyageur qui explora le temps publiées par l'auteur français en 1908). D'autres auteurs français, avant Barjavel, comme Maurice Renard, Jacques Rigaut ou Régis Messac, avaient écrit sur des voyages temporels à rebours ou des machines à remonter le temps, mais nous sommes moins sûrs que leurs écrits se soient rendus au Canada avant 1940.
Dans Le Sentier couvert, le jeune protagoniste, Vincent Hertel, s'absente, en raison d'un coup à la tête, de la réalité de 1940 pour se retrouver en 1870. En 1940, il a perdu connaissance et reste alité, dans un coma que les médecins ne s'expliquent pas, durant deux semaines tandis qu'il a l'impression de vivre un bon mois à Montréal en 1870, dans la maisonnée de ses jeunes grands-parents. Transporté dans un monde plus serein et moins affairé que la métropole trépidante de 1940, Vincent s'éprend d'Émerance, la sœur adoptive de son grand-père, une jeune femme recueillie par charité.
Pour un homme de 1940, la ville de Montréal en 1870 n'est qu'une aimable bourgade, encore un peu champêtre. Il n'y a pas de tramways électriques, d'automobiles, de lumière électrique, de téléphones ou d'avions. Pas plus que de radio ou de cinémas. À quelques occasions, Vincent se laisse emporter à parler du futur, mais il ne livre pas le secret de sa clairvoyance. Il évoque le téléphone et le sérum anti-diphtérique, et il manque se trahir en prédisant à ses hôtes leur prospérité future.
Bref, avec une tonalité différente, on aurait presque l'intrigue de base de Back to the Future. Sauf que le voyageur du temps ne tombe pas amoureux de sa mère, mais plutôt d'une jeune femme qui va mourir de chagrin après le départ d'un amoureux de passage, c,'est-à-dire lui-même. Sauf que Vincent ne se risque pas à modifier la trame temporelle puisqu'il n'est pas un voyageur imprudent.
Au gré de ses conversations avec son aïeul, il laisse néanmoins filtrer quelques indications utiles sur les meilleures pratiques en épicerie, ce qui va sans doute fonder le succès à venir de l'entreprise familiale dont Vincent récoltera les fruits ultérieurs. Benoit ne s'attarde pas sur le paradoxe d'une telle boucle temporelle fermée.
Si Hertel ne change pas l'histoire, il n'y a pas d'uchronie. Benoit avait peut-être lu une nouvelle contemporaine, « Lepic et l'histoire hypothétique », signée par un autre Hertel, François. Néanmoins, féru d'histoire, l'auteur se garde de modifier les événements connus, même à une échelle aussi humble. La femme que Vincent aime, Émerance, va mourir de la tuberculose quand même. Mais le retour en arrière de Vincent aura changé le sens de cette mort : il peut croire que son amour a consolé la condamnée jusqu'à la fin.
Ne s'agit-il que d'une hallucination, comme dans Similia Similibus, où le récit est réellement hypothétique ? À la fin du roman, Vincent obtient un témoignage de son père sur la mort de sa tante que le fils entend pour la première fois — et qui correspond à ses propres souvenirs.
Dans le cadre du récit, la réalité du voyage à rebours est donc imposée par l'auteur. En revanche, celui-ci ne fournit aucune explication, rationnelle ou non, de l'excursion dans le passé de Vincent. Il conclut plutôt en invitant ses lecteurs à tenter une interprétation métaphorique des gens et des événements (« Toute mon étrange aventure au pays d'antan, d'ailleurs, est devenue pour moi une sorte de roman à clé. »), mais la proposition manque singulièrement de conviction.
Depuis la sortie de ce court roman, le voyage dans le temps a connu une certaine fortune dans les lettres québécoises, mais pas immédiatement. En 1970, Henriette Major signait un livre pour enfants, À la conquête du temps, tandis que Reynard Lefebvre contribuait Les Voyageurs du temps au sous-genre en 1978. Si ces deux ouvrages faisaient appel à des machines temporelles, la tendance récente invoque plutôt des artifices magiques ou des réalités virtuelles pour les retours dans le passé, sans parler des procédés entièrement mystérieux, comme les souterrains de la série de Pierrette Beauchamp ou le vieillissement ralenti du protagoniste de Daniel Grenier dans L'Année la plus longue (2015).
En s'abstenant de trancher, Benoit nous laisse assis entre deux chaises, mais cette incertitude n'empêche pas de goûter les péripéties sentimentales de ce voyage temporel dont le héros revient avec une maturité nouvelle. Il ne semble pas que l'auteur se soit frotté de nouveau aux genres de l'imaginaire dans la suite de sa carrière littéraire. On peut le regretter, car son coup d'essai démontrait une maîtrise réelle d'une thématique dont il était l'un des pionniers, à tout le moins au Canada francophone. Jusqu'à preuve du contraire, il n'y a pas tant d'exemples antérieurs même ailleurs de voyages à rebours où le héros intervient dans sa propre histoire familiale. Hormis Le Voyageur imprudent, qui est pratiquement contemporain, je ne vois guère que le conte « Un brillant sujet » (1922) de Jacques Rigaut et la nouvelle « By His Bootstraps » de Heinlein en 1941. En tant que fiction, Le Sentier couvert se situe quelque part entre les deux, ce qui n'a rien de déshonorant et souligne la créativité des auteurs de cette période un peu négligée par les historiens de la littérature québécoise.
Libellés : Canada, Science-fiction