2019-07-05

 

La médecine du futur dans un texte de SFCF

(Dans le numéro du 21 octobre 1882 du Grognard, petit journal drolatique fondé et animé par Hector Berthelot, on retrouve une saynète d'anticipation qui sert à illustrer la modernité chirurgicale telle que vue par l'auteur de cette section du journal qui, fort probablement, n'est autre que Berthelot lui-même.  Celui-ci signera d'ailleurs, sous le pseudonyme de Salvio, un texte de politique-fiction comique dans les pages du Canard deux ans plus tard.  Voici le préambule et l'intégralité de cette vision inusitée de la médecine de l'avenir.)


Badinages

Dans une vieille chanson militaire, un troupier disait :

Avec mon briquet
Je vous découpe un homme
En quat’ comme un navet.

Les chirurgiens font mieux, écrit Pierre Véron.  Comme Bertheliey, ils vous coupent en six, ils vous coupent en huit, ils vous coupent en dix.  Le corps humain n'a plus d'organe sur lequel on puisse placer l’inscription : Le bistouri n'entre pas ici.

Il entre partout, le bistouri.  On vous met les boyaux des gens sur une assiette, on vous les gratte, on vous les astique comme un fourniment.  Quand [sic] à l'estomac, une petite promenade dans sa cavité devient l’abc du métier. Voyez plutôt l'homme à la fourchette.

Et dire qu’il y eut là-dessus des légendes qui se perpétuèrent pendant des siècles !  On vous affirmait qu'une piqûre d’épingle dans tel ou tel tissu suffisait à vous tuer.

Il y avait surtout un nommé péritoine pour qui l’on professait un respect terrorisé.  On n’osait pas même l'approcher avec les plus grands égards.

Maintenant, et je te le tutoie, et je [te] le bouscule, et je te l’incise !

Il manque complètement de prestige, le péritoine.

*** 

Encore ne sommes-nous qu’au début des expériences et des audaces de ce genre.  Ils en verront bien d'autres, nos arrière-neveux !

Je me figure assister à une consultation aux abords de l'an 2000.

— Docteur, je viens vous consulter pour un malaise.

— Quel genre de malaise ?

— Docteur, j'ai une douleur aiguë qui me prend là du côté droit.

— Ah !  Est-ce ici ?

— Ici et plus haut.  Plus bas aussi.

— Cela manque de précision.  Toussez-vous?

— Quelquefois.

— Digérez-vous bien ?

— Pas toujours.

— C'est peut-être le foie.  À moins que ce ne soit le poumon...  À moins que ce  ne soit...  Du reste, il [est] bien inutile de perdre notre temps à chercher; nous allons bien voir.  Couchez-vous là-dessus, que je vous ouvre.

— Que vous m'ouvriez!

— Naturellement.  Comment voulez-vous que je me renseigne sans cela ?  En auscultant ou en percutant, comme ces pauvres ânes du dernier siècle ?  Ah ! ils en ont entassé, des bévues, les unes sur les autres, alors qu’il est si simple de voir par ses yeux !  Allons, étendez-vous !  Nous allons commencer par le foie.

— Mais, docteur...

— Vous ne sentirez rien, et vous suivrez toutes les phases de l'opération, grâce à notre nouveau procédé d'insensibilisation locale.  Tenez, regardez.  Une, deux... le voilà, votre foie.  Vous voyez bien, il n'a rien du tout.  Nous allons le recaser.

— Mais comment tiendra-t-il ?

— Il nous suffit de rejoindre les deux côtés de l'incision avec cette nouvelle composition qu’on appelle le ciment humain.  C'est magnifique !  Ces Américains font tout de même des trouvailles étonnantes !  Je passe au poumon.  Vous n'avez pas envie de prendre quelque chose auparavant ?  Ne vous gênez pas, cela n’entrave en rien l'opération.  J'ai là des biscuits et du rhum.  Vous pouvez manger et boire, du moment où je ne touche pas à l'estomac pour l'instant.  Le voilà, votre poumon.  Il n’est pas vilain !  Attendez une minute, que j'aille chercher une loupe.  Allons, voyons, prenez-le dans votre main.  Seulement, ne le laissez pas tomber.  Je suis à vous.

— Mais, docteur...

— Pas d'enfantillage, n'est-ce pas ?  Ma loupe est dans cette armoire ; tenez, je l'ai.  Rendez-moi votre poumon.  C'est qu'il n'est pas vilain du tout !  Il n’a même rien absolument.  Ce n'est pas encore là la cause de votre douleur.  Nous allons le replacer.  Tiens ! une idée...  Si ça venait des reins ?  Ce n’est pas probable, mais enfin, pour ce que ça nous coûte pendant que nous y sommes.  Insensibilisons ces petits reins tout de suite.  Là...  Et quand on pense qu'autrefois chirurgie et médecine faisaient deux.  Ah ! quels crétins que nos prédécesseurs!...

Et la consultation continuera sur ce ton folâtre.  Et le malade, dépecé, désarticulé, finira par rentrer recollé de fond en comble en son domicile, où il dira à son épouse :

— Ah! ma chère, si tu avais vu quels jolis poumons j'ai !  C’est rose, c'est charmant, c'est...

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Comments:
Si la rubrique est sans doute tenue par Hector Berthelot, celui-ci n'emprunte pas seulement à Pierre Véron le lieu commun sur les progrès de la chirurgie, mais toute l'anecdote qui suit, que Véron aurait composée pour le numéro du 23 septembre 1882 du Monde illustré de Paris. On saura gré à Berthelot d'avoir identifié sa source et on notera son intérêt pour l'anticipation, même satirique.
 
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