2018-02-13

 

Les Saisons de l'indépendance

Cinq ans plus tôt, l'écrivain québécois Martin Lessard avait signé un premier roman de science-fiction imparfait mais prometteur, Terre sans mal, chez Denoël.  En 2016, la sortie d'un second roman, Les Saisons de l'indépendance, chez Ad Astra éditions signalait donc un retour à la forme longue après une pause consacrée à l'exploitation de nouvelles réunies dans le recueil Durée d'oscillation variable (Long Shu Publishing, puis Multivers).  Malgré quelques défauts techniques (coquilles, déficiences de la relecture et de la révision), l'histoire concoctée par Lessard se laisse lire avec beaucoup de plaisir, au point où j'ai été tenté de classer le roman parmi les meilleurs titres de science-fiction québécoise depuis deux ou trois ans.  Pas tout à fait sur la même tablette que Le Jeu du démiurge, mais tout près.

Pourquoi ?  À première vue, il ne se distingue pas par son originalité, car le sujet d'une colonie démunie qui doit se battre pour sa liberté ou son indépendance contre des ennemis riches et avides est presque un lieu commun de la science-fiction (on songera à Red Planet ou The Moon is a Harsh Mistress de Heinlein, par exemple, ou The Word for World is Forest d'Ursula K. Le Guin).  Toutefois, c'est un thème dont le cadre peut être renouvelé du tout au tout en fonction de l'imagination de l'auteur.  Or, en science-fiction québécoise, les thèmes dominants des romans de ces dernières années, souvent signés par des auteurs qui ont une relation compliquée (pour ne pas dire complexée) avec la science-fiction, sont souvent pareillement rebattus, sans toutefois se prêter aux mêmes renouvellements.

La dystopie juvénile (B.O.A., L'Heptapole, Seconde Terre) et l'apo/post-apo (Oskar De Profundis, Le Fil des kilomètres, Hivernages, Le Poids de la neige) n'innovent que marginalement dans la plupart des cas, quand ils ne forcent pas l'incrédulité.  En outre, le choix de cadres québécois ou terrestres, approximativement contemporains, leur confère un air de famille, même si certains, comme Amblystome, sortent un peu du lot.  Lessard, lui, opte pour un dépaysement franc, d'abord en choisissant une autre planète comme cadre, ensuite en décrivant un brassage d'origines et de cultures, enfin en assignant à cette planète un environnement particulier (rotation de trente-six heures et succession rapide de saisons), en sus d'une faune propre et d'une histoire détaillée.

Il ne s'agit donc pas d'une anticipation timide, comme celle qui pointe le bout de l'oreille dans le roman De Synthèse de Karoline Georges, ou d'un joyeux foutoir, comme dans Maître Glockenspiel de Philippe Meilleur, mais du produit d'une démarche raisonnée.  Si Lessard ne renouvelle pas le thème en profondeur, il en change l'habillage pour se l'approprier.

L'histoire se démarque aussi par sa tonalité.  Ni manichéen (comme les dystopies) ni misérabiliste (comme les scénarios apocalyptiques), Les Saisons de l'indépendance tranche par son optimisme foncier.  Même si les colons de la planète Temporadas s'engueulent comme les habitants d'un certain village gaulois en sachant gratter là où ça fait mal, ils sont loin d'être aussi désunis, divisés, jaloux les uns des autres ou même haineaux que ne se l'imagine la protagoniste de dix-sept ans, Ana Concepción Da Salva.  Et même si le prix de la victoire sur les envahisseurs de la Terre sera très élevé, Ana sera en mesure de célébrer la libération avec le jeune homme qu'elle aime, réconciliée avec son passé familial et rassurée sur la fraternité qui unit ses complanétaires en dépit des différends ponctuels.

Est-ce qu'une originalité relative suffit ?  Lessard ne fait pas cavalier seul en s'inspirant de classiques du genres, car la dystopie et le post-apo sont au moins aussi anciens que la révolte extraterrestre à la mode anti-coloniale, mais il fait bande à part en choisissant un sujet négligé dans le contexte actuel.  (Et il continue de creuser un sillon qu'il avait commencé à explorer dans Terre sans mal.)  Toutefois, un roman ne se résume pas à son thème.  Qu'en est-il du style ou des personnages ?

De fait, la langue de Lessard souffrira peut-être de la comparaison avec la prose exigeante et travaillée d'une Georges ou d'un Guay-Poliquin.  Mais si on a en tête le style balbutiant, la syntaxe déficiente, les pensées creuses, les phrases péniblement constituées et les longueurs filandreuses des tomes édités à compte d'auteur, voire des romans de science-fiction québécoise qui tentent de singer les ouvrages étatsuniens pour « jeune adulte » sans l'aide d'un directeur littéraire valable, on se ravisera.  La lecture des Saisons de l'indépendance ne permet pas de douter que Lessard ait la patte d'un véritable écrivain.

Il y a de la verve quand il le faut, de l'économie dans l'expression quand il le faut, de la hauteur dans la pensée et même quelques passages plus poétiques.  L'intrigue est construite avec soin et maîtrise, même s'il faut s'armer de patience et s'accrocher le temps que l'histoire démarre.  Le début est lent et centré sur des personnages dont la pertinence n'apparaît que progressivement.  La montée de la tension n'en est pas moins efficace et les rebondissements d'autant plus prenants.

La narration proprement dite reste une faiblesse dans la mesure où Lessard laisse parfois l'action occulter les enjeux, et les éclats de langage obscurcir le choc des sentiments.  Les relations d'Ana avec sa famille (trois générations de veufs, uniquement dans la lignée paternelle) ou avec ses voisins sont d'une violence parfois exacerbée — mais il est vrai qu'elle est encore une adolescente, aussi entière qu'à l'occasion outrancière.  À la limite, l'effort que fait Lessard pour intégrer la description du contexte politique ou environnemental à une narration portée par le point de vue d'Ana va trop loin : le roman aurait gagné à inclure deux ou trois paragraphes plus neutres ou objectifs afin de bien camper la situation.  (Pour ce qui est de la planétologie, le lecteur averti restera dubitatif : dans sa description de Temporadas, Lessard semble confondre piézoélectricité et triboélectricité, et le mécanisme de la conversion d'une charge électrique en source de chaleur de la biosphère demeure obscur.  A-t-il emprunté l'idée ailleurs sans la comprendre tout à fait ?)

L'ultime mérite du roman à mes yeux, c'est sa concision et sa cohérence.  Lessard évite les rebondissements inutiles : en l'espace d'une journée temporadienne, tout est résolu.  Si certaines séries récentes de la science-fiction québécoise relevaient du feuilletonnesque, en abusant même des procédés du mélo, l'auteur s'en tient ici à une conception plus musclée du roman qui articule les enjeux personnels et collectifs à une action tant signifiante que déterminante.

Je rêve parfois d'une collection qui reprendrait en poche, sous une même étiquette, les meilleurs titres de science-fiction du Canada francophone, un peu comme Folio-SF le fait pour la France ou Le Livre de Poche.  Moyennant quelques retouches, j'y inclurais bien Les Saisons de l'indépendance

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