2012-10-26

 

La vie compliquée d'Alphonse Guérette

De nombreux écrivains du XIXe siècle au Québec ont été des notables, ou des épouses de notables, qui disposaient de loisirs pour écrire parce qu'ils étaient assurés d'une certaine sécurité matérielle.  On peut inclure dans le lot prêtres, médecins, notaires et fonctionnaires, ce qui permet de classer dans cette catégorie même le militaire Gaston-P. Labat.  La difficulté d'écrire quand la vie est plus mouvementée, voire précaire, est sans doute illustrée par le destin d'Alphonse Guérette, dont le DALIAF mentionne sa nouvelle fantastique « Les Aventures d'un fossoyeur » (publiée dans Le Samedi en 1898) sans fournir le moindre détail sur sa vie.

Né le 15 décembre 1860 à Kamouraska, Jean-Baptiste Alphonse Guérette est le fils de Jean-Baptiste Guérette et Georgina Bouchard.   Le recensement de 1861 dénombre une famille composée de Jean-Baptiste Guérette, 28 ans, Georgina Bouchard, 29 ans, et Alphonse Guérette.  Le recensement de 1871 trouve les mêmes à Kamouraska, plus des petits frères dénommés Alfred, Joseph, Ernest et Jules pour Alphonse.  En 1881, la famille Guérette est prospère.  De journalier en 1861, le père est devenu cultivateur.  Âgé de 47 ans, il a toujours pour femme Georgiana Bouchard, âgée de 50 ans.  Il a quatre fils : Alphonse, 20 ans, Alfred, 17 ans, Joseph, 14 ans, et Jules, 11 ans.

Dans la vingtaine, Alphonse Guérette décide cependant d'abandonner la vie tranquille à Kamouraska pour les attraits de la grande ville : Lévis.  Il lit les journaux : il fournit la réponse à un problème paru dans Le Monde illustré, qui confirme le 17 novembre 1888 qu'il a bien répondu.   En 1888, il habite Côte du Passage et il fournit aussi la solution à un rébus paru dans le journal humoristique de Sorel, Passepartout, qui publie son nom et son adresse le 15 décembre.  En 1889, les numéros des 12 et 19 janvier du Passepartout confirment qu'il a su renouveler cette prouesse.  En 1889, il s'essaie même à l'écriture, signant pour le numéro du 13 avril du Monde illustré une adaptation québécoise d'une fable sans doute courante en Europe (j'en ai lu une adaptation en bande dessinée dans une revue française pour enfants du début du XXe siècle).  L'intérêt de son conte, « Le fermier et l'avocat », c'est de se passer à Kamouraska, ce qui confirme qu'on peut bel et bien identifier Alphonse Guérette de Lévis, collaborateur aux journaux québécois, et Jean-Baptiste Alphonse Guérette, fils de Jean-Baptiste.  Le héros avisé de la fable s'appelle d'ailleurs Baptiste Chicoine...

Selon Le Monde illustré du 8 juin 1889, Alphonse Guérette de Lévis répond de nouveau à une devinette et il récidive dans le numéro du 18 janvier 1890.  À cette époque, il habite au 55 de la Côte du Passage et travaille comme gérant dans la boutique de thé de Jean-Baptiste Rousseau au 77 de la Côte du Passage.  En 1891, le recensement le trouve à Lévis, où il se décrit comme un commis voyageur.  Selon l'annuaire de 1891-1892, pourtant, il est toujours au 55 de la Côte du Passage et travaille toujours comme gérant du magasin de thé de Rousseau (prénommé J. Benjamin dans cette édition).  L'année suivante, il déménage pour vivre en pension au 75, dans la maison voisine de son lieu de travail.

En 1893, Alphonse Guérette a trente-deux ans et il travaille comme gérant depuis au moins trois ans.  Il décide donc de rameuter ses économies, sinon son crédit, et de se lancer en affaires.  Le 5 mai 1893, il annonce dans Le Moniteur de Lévis qu'il ouvre un magasin de thé au 77 de la Côte du Passage, dans l'ancien établissement de J. B. Rousseau.  Sa réclame annonce qu'on « trouvera à cet établissement les thés et les cafés les plus nouveaux, de toutes les qualités et à très bas prix en même temps qu'un assortiment varié de vaisselles, verreries, articles de fantaisies [sic], etc. »  Dans l'annuaire de 1894, le magasin de thé emploie Alphonse ainsi que Joseph Guérette — probablement son frère cadet, qui a dû prendre une part dans l'entreprise.  Néanmoins, les choses commencent à se gâter.  Le 23 novembre 1894, La Semaine commerciale d'Ulric Barthe annonce que George A. Mann a intenté une poursuite à Alphonse Guérette pour une somme de 31.45 $.  Le 4 janvier 1895, The Monetary Times révèle que les dettes accumulées d'Alphonse Guérette totalisent 2 500 $.  De fait, le 25 janvier 1895, La Semaine commerciale annonce dans la section des faillites que les actifs du commerce de thé à Lévis d'Alphonse Guérette sont en vente pour le 29.  Un document du gouvernement fédéral de 1896 nous indique néanmoins que les thés vendus par J. et A. Guérette n'étaient pas falsifiés, quoique les feuilles étaient excessivement morcelées.

Piètre homme d'affaires, de toute évidence, Alphonse Guérette ne se laisse pas abattre.  Le 25 juin 1895, il épouse une Québécoise d'origine irlandaise à l'église St-Patrick, Mary Agnes Martin, la fille de Francis Martin et de la défunte Catherine O'Reilly.  Dans l'annuaire de 1896, il se présente, en caractères gras, comme un agent d'assurances (et « agences générales ») qui exerce Côte du Passage, mais qui habite désormais à Québec.  La liquidation de l'entreprise de Joseph et Alphonse Guérette est complète le 24 janvier 1896, quand La Semaine commerciale annonce une cession du stock à N. Matte.

Mme Alphonse Guérette, née le 24 janvier 1868, a huit ans de moins que son mari.  Songent-ils à avoir des enfants ?  S'il y en a eu, aucun ne semble avoir survécu.  Elle meurt le 31 juillet 1898 et elle est inhumée le 2 août dans le cimetière de Notre-Dame de Belmont.  Comme la nouvelle « Les Aventures d'un fossoyeur » était parue en février et mars 1898, l'inhumation de Mary Agnes n'a pas pu l'inspirer.

En 1899, Alphonse Guérette est redevenu salarié.  Il travaille en tant que commis dans la grande entreprise industrielle de Lévis, la fonderie Carrier, Lainé et cie (sur la rue Commerciale), même s'il habite toujours à Québec, en pension sur la rue Saint-Jean, et même s'il continue à se présenter comme un « agent général » dans l'annuaire de Québec.  Néanmoins, ce travail régulier lui permet sans doute d'envisager un nouveau mariage, cette fois le 24 septembre 1901, de nouveau avec une Québécoise d'origine irlandaise, Margaret Walsh, née le 18 novembre 1863 du mariage de Michael Walsh, ouvrier, et Ann Farrell.  En 1902, il travaille toujours chez Carrier et Lainé, mais le nouveau couple a emménagé au 80 de la Côte d'Abraham.  Il demeure encore à cette adresse en 1903, mais, en 1904, il a déménagé au 199 de la Couronne.  Alphonse Guérette — dévoré par l'ambition s'il n'a pas tout simplement été renvoyé, qui sait? — se présente alors comme un commis-voyageur.  En 1907 et 1908, il est désigné comme un simple agent, sans doute à son compte, et le couple habite au 301 de la rue Saint-Paul.

La roue tourne un peu par la suite.  Grâce peut-être à ses collaborations journalistiques, Alphonse Guérette décroche un emploi de gérant dans un théâtre, attesté par le recensement de 1911.  Les deux membres du couple se rajeunissent d'ailleurs dans leurs déclarations pour le recensement, Alphonse de cinq ans et Margaret d'une seule année ; ils habitent alors au 28 de la rue Sainte-Angèle dans le Vieux-Québec et ils y restent sans doute jusqu'en 1914 environ.  En 1916, l'annuaire Marcotte indique qu'Alphonse exerce toujours les fonctions de gérant, mais qu'il est domicilié désormais au 23 de la rue Sainte-Julie, où il demeure jusqu'en 1919.  En 1920, l'annuaire démontre un changement d'emploi et un déménagement sur la rue Dauphine.  Il a alors soixante ans, mais je n'ai pas encore trouvé de traces de son décès ou de celui de sa seconde femme.

Quoi qu'il en soit, cette esquisse biographique révèle assez bien l'instabilité de la vie d'un gagne-petit dans le Québec du tournant du XXe siècle.  Alphonse Guérette n'est pas un notable, mais il aspire sans doute à une vie plus brillante que celle d'un cultivateur ou d'un simple employé.  L'écriture doit s'insérer dans un emploi du temps chargé, et compliqué par les aléas du quotidien.  D'ailleurs, le procédé clairement appliqué dans certains de ses contes consiste en une simple acclimatation québécoise de contes plus anciens.  Dans le champ du fantastique, ce n'est pas rédhibitoire : des auteurs récents comme Bryan Perro ont amplement exploité des mythologies plus anciennes.  Mais cela ne fait pas de Guérette une plume distinctive, susceptible de se tailler une place dans le champ littéraire contemporain.  Ainsi, il ne risquait guère de persévérer dans la voie de l'écriture, guère payante dans la plupart des cas à l'époque. 

Et ce qui est vrai dans son cas pourrait l'être dans plusieurs autres cas à cette époque et expliquer pourquoi il a fallu que la société québécoise s'enrichisse avant de pouvoir développer une véritable activité littéraire.

Comments:
Dans la base de données de l'Index des décès au Québec de 1926 à 1996, de la Société Généalogique de Québec, il y a un fichier sur Alphonse Guérette. Ce fichier donne le 13 janvier 1945 comme date de décès. Le lieu du décès est Québec. Malheureusement, aucun des trois journaux de la ville de Québec (L'Action catholique, L'Événement, Le Soleil) ne mentionnent le décès d'Alphonse Guérette.
 
Il serait donc mort à 85 ans... Toute une vie. Merci beaucoup pour l'information!
 
Je n'ai pas fouillé la question, mais je suppose que l'employeur de Guérette à Lévis, Jean-Baptiste Rousseau, est à l'origine des Brûleries Rousseau qui existent encore dans la région de Québec et qui font toujours le commerce du thé (même si celui du café l'emporte). Une nouvelle boutique associée à ces cafés rend d'ailleurs hommage aux sources de l'entreprise.
 
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