2012-10-19
La courte carrière littéraire de Rochelle Letendre
En 1877, dans la paroisse Saint-Michel de Yamaska, naît une petite fille. Le 1er novembre, Marie Marthe Rochelle Letendre, née la veille, est baptisée. Son père est un marchand, Pierre Letendre. Sa mère s'appelle Rose de Lima Beaupré. Son parrain est un autre marchand, Philippe Beaupré, et sa marraine, l'épouse de ce dernier.
La famille est donc aisée. En 1881, le recensement révèle qu'elle compte cinq enfants. Lora est l'aînée, une adolescente de quatorze ans. Rodolphe est le seul garçon. Viennent ensuite trois autres filles : Annette (8 ans), Rochelle (4 ans) et Éva (2 mois). En 1891, le recensement nous apprend les noms complets des filles : Marie Louise [Lora] (23 ans), Marie Louise A[nnette] (18 ans) et Marie Marthe [Rochelle] (13 ans). Rodolphe est commis, sans doute au magasin familial. La petite Éva n'apparaît plus. Selon ce site généalogique, Pierre Letendre et Rose de Lima auront perdu en tout sept enfants en bas âge : Marie-Louise (1868-1869), Édouard-Pierre-Marie (1870-1870), Marie-Mathilde (1871-1871), Pierre-Narcisse-Philippe-Marie (1874-1877), Pierre-Marie-Arthur (1876-1876), Marie-Blanche-Gilberte (1879-1879) et Marie-Bernadette-Éva (1881-1886). Toutefois, du vivant de Rochelle, celle-ci n'aura connu que la perte de deux petites sœurs. (Lora s'appelait-elle Marie Louise ou Marie Laure à la naissance? Je ne suis pas allé vérifier.)
La famille continue à se disperser. En 1893, le journal La Patrie du mardi 10 janvier annonce le mariage la veille d'Ephrem Taillefer et d'Annette Letendre. Le même journal avait déjà annoncé les épousailles à venir dans son numéro du mercredi 7 décembre 1892. Comme Éphrem Taillefer avait été un collaborateur assidu de La Patrie, l'intérêt du journal s'explique aisément. Il semble certain qu'Annette épousait un beau parti. Fils d'un marchand, frère d'un médecin qui pratiqua à Boston (1890-1892) et à Montebello (1892-1895), Éphrem Taillefer est né le 10 mai 1866 à Montebello et il a étudié à l'Université Laval avant d'être admis au barreau en 1891. Mêlé à la politique de l'époque, cet avocat se distingue aussi dans les procès du meurtrier Joseph-Ernest Laplaine et de l'affaire Delpit-Côté vers 1901 (qui porte sur la légalité des mariages religieux au Québec). En 1902, il sera aussi du jugement de Stanislas Lacroix, qui serait le dernier condamné à avoir été pendu devant public au Canada. (La dernière pendaison pleinement publique remonterait à 1869, également à Hull, au Québec.) Partisan libéral, président du club National de Montréal en 1896 et au club Chénier, fondateur d'un hebdomadaire libéral (Le Clairon), c'est sans doute en s'occupant des élections du comté d'Yamaska qu'il fait la connaissance de la famille Letendre.
La jeune Rochelle se retrouve donc seule à la maison, semble-t-il, avec ses parents et ses deux aînés, Laure (ou Lora) et Rodolphe. Était-elle de santé fragile, comme on disait ? Était-elle plus portée sur la lecture que sur les autres divertissements réservés aux jeunes filles ? On sait qu'elle est devenue, fin 1894, une lectrice assidue du Monde illustré, un journal hebdomadaire de Montréal : le 22 décembre 1894, elle a fourni la réponse à une caricature-énigme. Elle a simplifié son prénom, car elle se fait désormais appeler Rachel.
En 1895, sa vie change. Dans le courant de l'année, un médecin confirmera qu'elle souffre de consomption — de la tuberculose. Et, dans le numéro du 19 janvier du Monde illustré, une petite note en bas de page lui apprend qu'un texte qu'elle a soumis à l'attention de la rédaction sera bientôt publié sous le pseudonyme de Karoli. De fait, dans le numéro suivant du 26 janvier paraît un court hommage fleuri à la bannière mariale, signé par l'écrivaine de dix-sept ans. Ce n'est sans doute pas un hasard puisque l'adjonction systématique du nom de « Marie » aux appellations des enfants Letendre semble révéler une dévotion particulière à la Vierge dans la famille.
D'autres textes suivent, sans doute dans plusieurs journaux. Le 16 mars 1895, Karoli signe dans Le Monde illustré un véritable petit conte historique (« Héroïsme ») qui brode sur la bataille de Carillon durant la guerre de Sept Ans. Aucun élément fantastique, mais l'intérêt de l'écrivaine pour l'Histoire se précise. Dans le numéro du 27 avril, elle signe un texte, « Le trépas d'un ange », dédié à la mémoire d'une amie décédée, Maria-Régina P. Une scène imagine l'âme d'une fillette arrivant au ciel pour se joindre aux chérubins. Dans le numéro du 10 août 1895 du même journal, elle quitte le Canada pour l'Angleterre et signe « La Dame rouge », qui raconte une histoire de fantômes.
En 1896, elle continue sur sa lancée. Le 7 mars, elle signe dans Le Monde illustré un court texte sur une peine d'amour, « Memento », dédié à un ami, « Ernest G. ».
Dans un échange épistolaire avec un autre contributeur, entamé le 25 avril et poursuivi le 9 mai, Mlle Letendre nous apprend le 13 juin 1896 l'origine de son pseudonyme : elle l'aurait trouvé dans un conte chinois (p. 99 du Monde illustré). Ce qui paraît un peu improbable, mais la piste est fournie... Le 15 août 1896, la poursuite de cet échange sur la nature de l'amour révèle que le sexe de Karoli est déjà connu, même si la rédaction du Monde illustré avait pris garde au début de le révéler explicitement.
Le 3 octobre 1896, Karoli signe un essai historique sur le personnage (légendaire) de Clémence Isaure. Il est suivi, le 31 octobre, d'un autre essai historique en partie fantastique, « Le naufrage de la Blanche Nef », dédié à son beau-frère, « Ephrem T. ». Le 5 décembre, elle signe un petit conte, « Les premiers pas de Bébé », dédié à sa « sœur, Mme E. Taillefer ». Toutefois, le 19 décembre de cette année assez occupée, la rédaction du Monde illustré prévient Karoli qu'elle va devoir s'armer de patience et que ses sujets de plus en plus exotiques agacent un peu : « Nous ne pouvons accepter de publier, surtout dans le seul numéro qui nous reste avant Noël : c'est trop long pour nous. Et il y a quelques autres objections. On aimerait vous voir traiter des choses locales, du pays. Il se dégage infailliblement de ces sujets étrangers une saveur de déjà vu, qui indispose contre un écrivain du Canada français. Vous pourrez, sans peine, nous le savons, parer à cet inconvénient, une prochaine fois. »
En septembre 1896, d'ailleurs, Rachel Letendre a fait le voyage jusqu'à Montebello, sans doute pour visiter sa sœur, ce qui pourrait expliquer les deux textes dédiés à ses proches. Elle rend compte de ce voyage dans un texte rédigé en mars, qui est dédié à son beau-père, Jérémie-Léo Taillefer, et qui paraît le 17 avril 1897 dans Le Samedi.
Rebutée par Le Monde illustré, elle fait paraître dans la Revue canadienne un autre texte à caractère historique : « Jeanne Grey » dans le courant de 1897, cette fois en signant de son vrai nom. Mais sa maladie s'aggrave sans doute et elle semble moins présente dans les journaux. Elle meurt le dimanche 19 décembre 1897 à Yamaska, chez ses parents, et elle est inhumée le jeudi 23 décembre en présence de son père, « écuyer bourgeois », de sa mère et d'un « très grand nombre de personnes ». Elle avait vingt ans.
L'avis de son décès paraît dans Le Samedi et aussi dans le numéro du 1er janvier 1898 du Monde illustré. Un des derniers textes de sa plume paraît en septembre 1899 dans la Revue canadienne, « Clotilde de Surville », sous le nom de Rachel Letendre.
La famille est donc aisée. En 1881, le recensement révèle qu'elle compte cinq enfants. Lora est l'aînée, une adolescente de quatorze ans. Rodolphe est le seul garçon. Viennent ensuite trois autres filles : Annette (8 ans), Rochelle (4 ans) et Éva (2 mois). En 1891, le recensement nous apprend les noms complets des filles : Marie Louise [Lora] (23 ans), Marie Louise A[nnette] (18 ans) et Marie Marthe [Rochelle] (13 ans). Rodolphe est commis, sans doute au magasin familial. La petite Éva n'apparaît plus. Selon ce site généalogique, Pierre Letendre et Rose de Lima auront perdu en tout sept enfants en bas âge : Marie-Louise (1868-1869), Édouard-Pierre-Marie (1870-1870), Marie-Mathilde (1871-1871), Pierre-Narcisse-Philippe-Marie (1874-1877), Pierre-Marie-Arthur (1876-1876), Marie-Blanche-Gilberte (1879-1879) et Marie-Bernadette-Éva (1881-1886). Toutefois, du vivant de Rochelle, celle-ci n'aura connu que la perte de deux petites sœurs. (Lora s'appelait-elle Marie Louise ou Marie Laure à la naissance? Je ne suis pas allé vérifier.)
La famille continue à se disperser. En 1893, le journal La Patrie du mardi 10 janvier annonce le mariage la veille d'Ephrem Taillefer et d'Annette Letendre. Le même journal avait déjà annoncé les épousailles à venir dans son numéro du mercredi 7 décembre 1892. Comme Éphrem Taillefer avait été un collaborateur assidu de La Patrie, l'intérêt du journal s'explique aisément. Il semble certain qu'Annette épousait un beau parti. Fils d'un marchand, frère d'un médecin qui pratiqua à Boston (1890-1892) et à Montebello (1892-1895), Éphrem Taillefer est né le 10 mai 1866 à Montebello et il a étudié à l'Université Laval avant d'être admis au barreau en 1891. Mêlé à la politique de l'époque, cet avocat se distingue aussi dans les procès du meurtrier Joseph-Ernest Laplaine et de l'affaire Delpit-Côté vers 1901 (qui porte sur la légalité des mariages religieux au Québec). En 1902, il sera aussi du jugement de Stanislas Lacroix, qui serait le dernier condamné à avoir été pendu devant public au Canada. (La dernière pendaison pleinement publique remonterait à 1869, également à Hull, au Québec.) Partisan libéral, président du club National de Montréal en 1896 et au club Chénier, fondateur d'un hebdomadaire libéral (Le Clairon), c'est sans doute en s'occupant des élections du comté d'Yamaska qu'il fait la connaissance de la famille Letendre.
La jeune Rochelle se retrouve donc seule à la maison, semble-t-il, avec ses parents et ses deux aînés, Laure (ou Lora) et Rodolphe. Était-elle de santé fragile, comme on disait ? Était-elle plus portée sur la lecture que sur les autres divertissements réservés aux jeunes filles ? On sait qu'elle est devenue, fin 1894, une lectrice assidue du Monde illustré, un journal hebdomadaire de Montréal : le 22 décembre 1894, elle a fourni la réponse à une caricature-énigme. Elle a simplifié son prénom, car elle se fait désormais appeler Rachel.
En 1895, sa vie change. Dans le courant de l'année, un médecin confirmera qu'elle souffre de consomption — de la tuberculose. Et, dans le numéro du 19 janvier du Monde illustré, une petite note en bas de page lui apprend qu'un texte qu'elle a soumis à l'attention de la rédaction sera bientôt publié sous le pseudonyme de Karoli. De fait, dans le numéro suivant du 26 janvier paraît un court hommage fleuri à la bannière mariale, signé par l'écrivaine de dix-sept ans. Ce n'est sans doute pas un hasard puisque l'adjonction systématique du nom de « Marie » aux appellations des enfants Letendre semble révéler une dévotion particulière à la Vierge dans la famille.
D'autres textes suivent, sans doute dans plusieurs journaux. Le 16 mars 1895, Karoli signe dans Le Monde illustré un véritable petit conte historique (« Héroïsme ») qui brode sur la bataille de Carillon durant la guerre de Sept Ans. Aucun élément fantastique, mais l'intérêt de l'écrivaine pour l'Histoire se précise. Dans le numéro du 27 avril, elle signe un texte, « Le trépas d'un ange », dédié à la mémoire d'une amie décédée, Maria-Régina P. Une scène imagine l'âme d'une fillette arrivant au ciel pour se joindre aux chérubins. Dans le numéro du 10 août 1895 du même journal, elle quitte le Canada pour l'Angleterre et signe « La Dame rouge », qui raconte une histoire de fantômes.
En 1896, elle continue sur sa lancée. Le 7 mars, elle signe dans Le Monde illustré un court texte sur une peine d'amour, « Memento », dédié à un ami, « Ernest G. ».
Dans un échange épistolaire avec un autre contributeur, entamé le 25 avril et poursuivi le 9 mai, Mlle Letendre nous apprend le 13 juin 1896 l'origine de son pseudonyme : elle l'aurait trouvé dans un conte chinois (p. 99 du Monde illustré). Ce qui paraît un peu improbable, mais la piste est fournie... Le 15 août 1896, la poursuite de cet échange sur la nature de l'amour révèle que le sexe de Karoli est déjà connu, même si la rédaction du Monde illustré avait pris garde au début de le révéler explicitement.
Le 3 octobre 1896, Karoli signe un essai historique sur le personnage (légendaire) de Clémence Isaure. Il est suivi, le 31 octobre, d'un autre essai historique en partie fantastique, « Le naufrage de la Blanche Nef », dédié à son beau-frère, « Ephrem T. ». Le 5 décembre, elle signe un petit conte, « Les premiers pas de Bébé », dédié à sa « sœur, Mme E. Taillefer ». Toutefois, le 19 décembre de cette année assez occupée, la rédaction du Monde illustré prévient Karoli qu'elle va devoir s'armer de patience et que ses sujets de plus en plus exotiques agacent un peu : « Nous ne pouvons accepter de publier, surtout dans le seul numéro qui nous reste avant Noël : c'est trop long pour nous. Et il y a quelques autres objections. On aimerait vous voir traiter des choses locales, du pays. Il se dégage infailliblement de ces sujets étrangers une saveur de déjà vu, qui indispose contre un écrivain du Canada français. Vous pourrez, sans peine, nous le savons, parer à cet inconvénient, une prochaine fois. »
En septembre 1896, d'ailleurs, Rachel Letendre a fait le voyage jusqu'à Montebello, sans doute pour visiter sa sœur, ce qui pourrait expliquer les deux textes dédiés à ses proches. Elle rend compte de ce voyage dans un texte rédigé en mars, qui est dédié à son beau-père, Jérémie-Léo Taillefer, et qui paraît le 17 avril 1897 dans Le Samedi.
Rebutée par Le Monde illustré, elle fait paraître dans la Revue canadienne un autre texte à caractère historique : « Jeanne Grey » dans le courant de 1897, cette fois en signant de son vrai nom. Mais sa maladie s'aggrave sans doute et elle semble moins présente dans les journaux. Elle meurt le dimanche 19 décembre 1897 à Yamaska, chez ses parents, et elle est inhumée le jeudi 23 décembre en présence de son père, « écuyer bourgeois », de sa mère et d'un « très grand nombre de personnes ». Elle avait vingt ans.
L'avis de son décès paraît dans Le Samedi et aussi dans le numéro du 1er janvier 1898 du Monde illustré. Un des derniers textes de sa plume paraît en septembre 1899 dans la Revue canadienne, « Clotilde de Surville », sous le nom de Rachel Letendre.
Comments:
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Je crois qu'il faut lire non pas Rochelle mais plutôt Rachelle dans le Registre des baptêmes, mariages et sépultures de la paroisse St-Michel de Yamaska pour l'annér 1877, au trentième feuillet recto et verso, baptême 102.
M. Rendace
M. Rendace
C'est possible. Dans le corps du texte, le 'o' de Rochelle ressemble un peu à un 'a'. Toutefois, si je regarde l'inscription de 'Rochelle' dans la marge, je n'arrive pas à voir autre chose qu'un 'o'.
De plus, dans le recensement de 1881 (District 57/Yamaska, sous-district du village de Yamaska, p. 19), le 'o' de Rochelle ressemble beaucoup plus à la lettre 'o' de Rodolphe qu'à la lettre 'a' d'Eva.
Comme le père, Pierre Letendre, était un marchand, j'ai tendance à supposer qu'il était capable de lire et écrire. De même, un prêtre était également un lettré, d'habitude, parfaitement capable de faire la différence entre Rachel, Rachelle et Rochelle. Il y a beaucoup plus d'erreurs dans les recensements que dans les registres de baptêmes, sépultures et mariages.
J'ai donc tendance à supposer, en attendant la découverte d'autres documents manuscrits, que le choix de « Rochelle » plutôt que « Rachel » était délibéré.
De plus, dans le recensement de 1881 (District 57/Yamaska, sous-district du village de Yamaska, p. 19), le 'o' de Rochelle ressemble beaucoup plus à la lettre 'o' de Rodolphe qu'à la lettre 'a' d'Eva.
Comme le père, Pierre Letendre, était un marchand, j'ai tendance à supposer qu'il était capable de lire et écrire. De même, un prêtre était également un lettré, d'habitude, parfaitement capable de faire la différence entre Rachel, Rachelle et Rochelle. Il y a beaucoup plus d'erreurs dans les recensements que dans les registres de baptêmes, sépultures et mariages.
J'ai donc tendance à supposer, en attendant la découverte d'autres documents manuscrits, que le choix de « Rochelle » plutôt que « Rachel » était délibéré.
Effectivement, tu as raison. Il faut bien lire Rochelle et non, comme je le croyais, Rachelle. Rochelle est vraiment un prénom féminin.
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