2010-05-19

 

Pourquoi revenir à la science-fiction

L'amour, les sciences, l'histoire, les techniques et un certain congrès de science-fiction m'ont accaparé ces derniers mois, mais il est temps de refaire une place dans ma vie à la science-fiction.

Le prix attribué par les votants du congrès Boréal 2010 au roman Suprématie de Laurent McAllister récompense un ouvrage de science-fiction pour la première fois depuis 2005. Comme il faut battre le fer pendant qu'il est chaud, il faudra saisir l'occasion de relancer la carrière du roman en profitant du fait que le calendrier de l'auteur se dégage un peu. (Un peu, j'ai dit.)

De même, je vais pouvoir mettre la dernière main à un bref essai sur la science-fiction franco-ontarienne. Inévitablement, j'évoque des œuvres parfois obscures. Mais ne sommes-nous pas tous condamnés à l'oubli? Sans doute. Seulement, les tables rondes historiques du congrès Boréal en fin de semaine dernière ont soulevé la question de la continuité et des influences, et on ne peut l'éluder.

Les ouvrages précurseurs dans les genres de l'imaginaire au Canada francophone ont-ils été lus par les auteurs modernes? Parfois. Ont-ils eu une influence? Sans doute pas si on cherche une influence des textes antérieurs à 1960 sur les auteurs postérieurs. En revanche, on peut identifier des influences des textes postérieurs à 1960 sur les auteurs contemporains. Mais exige-t-on de Dickens ou Hugo qu'ils influencent les auteurs d'aujourd'hui avant d'admettre leurs mérites ou de les panthéoniser? Le fait est qu'il semble possible d'identifier des périodes de la littérature canadienne-française des auteurs antérieurs ont influencé leurs héritiers. Ainsi, tout un pan des lettres québécoises témoigne de l'influence du Jean Rivard de Gérin-Lajoie, roman de la terre et de la colonisation qui est devenu une pierre de touche des textes prospectifs, tout au moins jusqu'à Défricheur de hammada (1953). Comme je l'ai montré dans Solaris 167, plusieurs textes prospectifs allant de « La tête de saint Jean-Baptiste » (1880) jusqu'à « Visions!... 1929 » (1920) s'inscrivent dans un sous-ensemble particulièrement concerné par l'avenir de la ville de Québec, en attente de relance après son déclassement par Montréal comme métropole économique du Canada. Ce sous-ensemble inclut des satires des idées exprimées par les auteurs les plus sérieux de cette tendance, comme « Le réveil de Québec » de Damase Potvin. Il se démarque toutefois des écrits inspirés par Jean Rivard, qui ont eux aussi acquis la consistance d'un corpus circonscrit que La Chesnaie de Desmarchais n'hésitera pas à critiquer.

Certes, la cohérence de ces deux corpus est assurée en partie par des discours qui ne sont pas uniquement littéraires, l'un sur les avantages de la colonisation et l'autre sur le développement de Québec, mais pour qui se donne la peine de les lire à la suite, il sera clair que ces ouvrages s'inscrivent consciemment dans ces mouvements de pensée. Les allusions et les récurrences, voire les références explicites, sont assez nombreuses pour écarter toute ambiguïté.

Dans la mesure il existe une césure dans l'histoire canadienne-française entre 1920 et 1960 qui correspond à l'urbanisation majoritaire, à l'effritement de l'autorité religieuse, à l'ouverture au monde et à l'Étatisation des institutions collectives, le passage d'un mode littéraire axé sur un projet de société local à un autre privilégiant des valeurs universelles ne saurait nous surprendre.

Or, les textes conjecturaux et prospectifs incarnent depuis au moins la Seconde Guerre mondiale ces valeurs universalistes qui tendent à reléguer au second rang les préoccupations purement locales. Est-ce à dire que la science-fiction de la seconde moitié du vingtième siècle est devenue plus philosophique? Sans exagérer outre-mesure, il est facile de concevoir que l'instrumentalisation des sciences et des techniques à des fins patriotiques n'avaient plus autant la cote après la Seconde Guerre mondiale tandis que les questions de la survie de l'humanité (guerre atomique), de l'asservissement de l'humanité à ses machines (robots, ordinateurs), des conséquences de l'industrialisation (surpopulation, pollution) et de la co-existence avec l'Autre (robots, clones, extraterrestres, etc.) se posaient avec une acuité sans précédent. En dépit de la continuité des sujets et des thèmes (dont le futur et les voyages extraordinaires), une incompatibilité fondamentale distingue les deux époques de la science-fiction, de sorte qu'il n'est guère surprenant que les auteurs modernes ne se réfèrent pas aux auteurs de l'époque antérieure.

Certes, Joël Champetier faisait remarquer à Boréal qu'on lit encore Verne aujourd'hui. En fait, ce n'est pas contradictoire. Malgré son ancienneté, Verne annonçait la science-fiction moderne en accordant à la science et aux techniques une autorité incontestable tout en mettant en scène dans ses récits toutes les nationalités et origines, sans donner plus d'importance que nécessaire à des personnages français ou au devenir de la France comme nation. Cet universalisme nous permet de lire encore Verne aujourd'hui et d'apprécier les thématiques qui relient les deux grandes époques de la science-fiction, alors que ses contemporains québécois (tout comme les auteurs européens de récits de Zukunftskrieg) n'ont plus grand-chose à nous dire, et nous sont étrangers par leur esprit de clocher.

Le potentiel universel de la science-fiction en fait une littérature à part entière, dotée de la même capacité de durer que les valeurs universalistes et que le souci de l'avenir dont elle se nourrit, même si les aléas de l'Histoire peuvent engendrer des contextes moins propices que d'autres à l'épanouissement de la science-fiction.

S'il est donc temps de revenir à la science-fiction, c'est aussi parce que d'autres sujets m'en ont détournés au fil des mois, à commencer par l'arrestation de Peter Watts aux États-Unis. Heureusement, ses démêlés avec la justice étatsunienne se terminent aussi bien que possible eu égard aux circonstances.

Les temps sont incertains. Les bourses vacillent une fois de plus et le vieillissement démographique rattrape l'Europe avant de rattraper le Québec.

Il serait possible de soutenir que la science-fiction a encaissé deux grands coups au tournant des années quatre-vingt-dix. D'abord, Francis Fukuyama a proclamé la fin de l'Histoire (1989), verrouillant à jamais les évolutions socio-politiques à venir. Ensuite, Vernor Vinge a proclamé l'avènement inéluctable d'une Singularité (1993), qui non seulement verrouillait l'avenir mais assignait une borne à l'existence même de l'humanité. Ni l'un ni l'autre avenir ne promettait à l'humanité une liberté plus grande que celle dont l'Occident jouissait déjà. Le monde s'occidentaliserait peut-être, jusqu'à ce que l'humanité soit dépassée. Mais nous n'aurions sans doute pas le temps d'envoyer des humains sur Mars, de plonger dans les nuées de Jupiter, de nager dans des univers virtuels en immersion complète, d'avoir des robots comme compagnons de jeu ou de s'envoler pour une autre étoile.

Épitaphe pour une génération qui avait voulu que l'imagination soit au pouvoir? De nombreuses personnes ont cru à ces verrous de l'avenir et de nombreuses autres ont douté de la pertinence d'imaginer qu'un monde différent était possible. Mais les temps incertains nous libèrent des certitudes d'antan et nous obligent à placer désormais nos espérances en des lendemains encore inconnus et toujours indéterminés.

Oui, il est temps de revenir à la science-fiction.

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Comments:
En septembre peut être ? ;)
J'aime beaucoup ta première phrase. :)
 
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