2009-02-13

 

Le festin des cannibales

L'auteur ontarien Wayland Drew (1932-1998) a débuté sa carrière littéraire de manière frappante en signant The Wabeno Feast en 1973. Le roman incorpore une dimension science-fictive dans la mesure où l'on voit la société canadienne sombrer dans l'anarchie et s'effondrer à une date indéterminée (dans le courant des années soixante-dix, probablement), mais il joue aussi sur le registre fantastique en incluant des personnages qui semblent transcender la mort (et un manuscrit dont la permanence est également instable). Mais il y a place pour l'hésitation, et le fantastique se nourrit aussi du récit encastré d'un négociant écossais de la Compagnie du Nord-Ouest qui se rend dans le nord de l'Ontario en 1785 en compagnie d'un double probablement imaginaire, ainsi que du spectacle d'un festin de mages amérindiens, les wabenos, d'où le titre. Le socle du récit est en apparence parfaitement typique d'une certaine littérature canadienne, une plongée dans le passé d'une petite ville canadienne au bord du lac Supérieur, vouée aux pâtes et papier, dans les années trente et quarante, et illuminée par des réminiscences traitées sur un mode essentiellement réaliste. En même temps, Drew incorpore à la trame du roman le témoignage d'un négociant au temps de la traite des fourrures, une époque traitée comme constitutive de l'histoire et de la culture canadienne au début du vingtième siècle — est-ce un hasard si cet Écossais égaré dans le nord de l'Ontario, Drummond MacKay, a pour prénom le nom de William Henry Drummond, un poète aujourd'hui oublié mais autrefois canonique, dont les textes s'inspiraient de l'épopée des voyageurs et coureurs de bois en exploitant lourdement le pittoresque de leurs vies et de l'anglais qu'ils estropiaient?

La petite ville en question, Sable Creek, est imaginaire, située quelque part entre Schreiber et Thunder Bay. Le poste de Frog Lake, où aboutit MacKay, est également imaginaire, quelque part entre Grand Portage et le Lac à la Pluie, si j'ai bien suivi. Mais si Drew commence par explorer des thèmes familiers, il surprend ses lecteurs en faisant tout sauter! La petite ville si prosaïque n'est que le prologue à un cataclysme qui menace les certitudes de notre civilisation, tandis que le récit du négociant écossais sûr de ses vertus face aux Amérindiens est battu en brèche par la rencontre avec une tribu qui refuse tout contact avec les Européens, tandis que le festin des sorciers, qui mettait en scène la gloutonnerie (en sous-entendant une forme de cannibalisme), l'ivresse du risque et la destruction d'une île, devient la métaphore de toute l'entreprise colonisatrice, voire de toute l'entreprise progressiste et matéraliste de la civilisation occidentale. Car les wabenos ont le teint pâle et des habitudes d'ordre que MacKay ne reconnaît pas aux autres Amérindiens qu'il a côtoyés. Beaucoup plus tard, quand la civilisation s'effondre, Paul Henry de Sable Creek relit le manuscrit de MacKay au fil des étapes de son voyage dans le nord, puis il en brûle les pages.

Le message de Drew est clair. Il faut brûler ce qu'on a adoré et adorer ce qu'on a brûlé. L'ancienne culture du Canada anglais nationaliste a fait son temps; il faut donc réhabiliter la nature qu'on a ravagée et les Premières Nations qu'on a méprisées. Bref, Drew était de son temps et son ouvrage reflète sa conscience de la crise environnementale que l'on commençait à pressentir au tournant des années soixante-dix. Dans une certaine mesure, la science-fiction et le fantastique sont instrumentalisés afin de dynamiter les valeurs sûres d'autrefois; Drew ne s'intéresse que moyennement au futur en tant que tel ou aux sources des phénomènes surnaturels qu'il évoque. Mais l'ouvrage mérite néanmoins l'attention des historiens de la science-fiction au Canada puisqu'il signale une légitimation nouvelle de la science-fiction pour aborder des thèmes majeurs.

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