2009-01-24

 

Une aventure de Pétrel et Volkodave

La brume avala la petite barque comme si un Kraken avait ouvert la gueule pour la refermer d'un coup. À bord, Pétrel et Volkodave, d'un commun accord, arrêtèrent de ramer, craignant de frapper un écueil ou un autre obstacle. La brume s'était à ce point épaissie qu'ils ne voyaient pas plus loin que les plats-bords. Seule compensation, la température se réchauffait enfin.

— Où sommes-nous? demanda l'adolescent.

— Et où allons-nous? lui fit écho l'homme-loup, avec une pointe de moquerie dans la voix. Voyons, mon maître, nous ne serons jamais tout à fait perdus sur la Lente tant que le courant nous dira dans quelles directions se trouvent l'amont et l'aval.

— Mais nous ne bougeons plus! s'écria Pétrel.

Le mercenaire trempa sa main dans l'eau, puis la retira. Pétrel ne put lire l'expression de ses yeux, que la brume rendait indistincts, mais sa perplexité s'entendit dans sa voix:

— Tu as raison, comme si nous étions arrivés dans une anse ou une crique... Essayons de ramer un peu au hasard.

Quelques instants plus tard, l'étrave de la barque s'enfonça dans un sol meuble. La berge était tapissée d'algues rouges et capitonnées; Volkodave sortit son épée pour piquer ce tapis végétal. Aussitôt, l'eau de la Lente clapota, des vaguelettes ballottant leur barque. Un mugissement lointain secoua l'air.

— Je n'aime pas ça, murmura Pétrel, nerveux.

— Explorons un peu. À moins que tu ne tiennes à attendre que le brouillard se lève?

Pétrel se leva et imita son compagnon, qui venait de poser le pied sur la berge. S'accrochant aux algues pour ne pas déraper sur leur surface visqueuse, ils gravirent la pente jusqu'à une étroite corniche, mais sans pouvoir aller plus loin. Ils venaient de se heurter à une gigantesque muraille constituée de grands monolithes blancs plantés dans le sol, collés les uns aux autres sans laisser la place de glisser plus que le bras entre chacun. Ils étaient taillées dans un matériau lisse et nacré, sur lequel les griffes de l'homme-loup dérapaient sans trouver prise. Leurs sommets se perdaient dans la brume.

Pétrel et Volkodave entreprirent de longer la muraille, mais celle-ci ne donnait aucun signe de s'arrêter. Quand une saute de vent dispersa un instant la brume, ils aperçurent enfin l'extrémité supérieure des monolithes. Chacun d'eux s'effilait en montant, se réduisant à une pointe grossière, jaunie et ravinée. La muraille se prolongeait toutefois vers le haut, car une seconde série de monolithes s'encastraient dans les brèches de la première série.

— Devine à quoi je pense, dit soudain Pétrel.

— Oui, je sais, murmura Volkodave. Cela ressemble à s'y méprendre, même si je crains un peu de le dire, à une dentition. Comme si nous avions affaire à quelque créature gigantesque. Vivante ou morte, je ne sais.

— Le plus inquiétant, c'est que je crois que nous sommes à l'intérieur de cette bouche!

Dans un fracas assourdissant, la muraille se disloqua. Un vent soudain balaya la brume et les deux voyageurs purent voir la seconde série de monolithes blancs s'envoler dans les airs. Une voix mugissante s'éleva derrière eux, tandis que l'eau de la petite crique clapotait plus fort que jamais.

— Bien vu, fils d'Océan! Mais ne crains rien; votre séjour sera bref.

— Comment ça?

— Si vous ne répondez pas à l'énigme que je vais vous poser, vous passerez de ma bouche à mes entrailles.

Pétrel déglutit, nerveusement, puis se rendit compte qu'il venait d'anticiper l'action que le gigantesque démon avait évoquée. Avant ce jour, il n'avait jamais songé au sort de la salive qu'il avalait, ou des débris microscopiques qui pouvaient s'y mêler.

— Impossible, répliqua Volkodave avec assurance. La loi est claire, seigneur des démons. Toute réponse à une énigme a un prix. Tout se paie.

— Je vous paierai en vous faisant cadeau de votre vie!

— Mais nous ne sommes pas morts et il n'est pas en votre pouvoir de nous ressusciter. Par conséquent, ce cadeau n'en est pas un, car il ne change rien à notre situation présente.

— Je vous rendrai la liberté si vous répondez, insista le monstre, une note d'incertitude se glissant dans sa voix.

— Peut-on parler d'un paiement s'il ne vous coûte rien, seigneur? Nous capturer a exigé de vous un effort, ne serait-ce qu'en sortant des profondeurs de la Lente. Mais en nous libérant, vous retournerez à votre repos.

— Soit, gronda le monstre en faisant claquer ses dents. Si vous répondez à mon énigme, je vous rendrai la liberté et je vous paierai aussi. Que voulez-vous?

Volkodave se redressa et sa voix enfla, devenant presque aussi forte que celle du géant des eaux :

— Une réponse à ma propre énigme, car la coutume veut qu'on paie avant d'obtenir un bien. Alors...

Dis-moi, démon, si tu es sage
l'exact total au pâturage
des quatre troupeaux de Mithra
que jamais le dieu ne châtra

Tous sur quatre îles de la Lente,
de quatre couleurs différentes,
le premier est blanc comme lait
le second est noir comme jais
l'autre jaune comme les blés
et le dernier tout pommelé

Observe, sagace étranger
que les taureaux blancs dénombrés
sont la demie et le tiers
des beaux taureaux noirs et fiers,
ensemble avec tous les taureaux
jaunes dignes de grands héros,
tandis que le chiffre des noirs
égale, matin comme soir,
le quart avec le cinquième
des taureaux pommelés eux-mêmes
ensemble avec les gras et jaunes
taureaux de Mithra Tauroctone.

Quant aux grands taureaux pommelés,
aux terribles cornes meulées,
ils égalent la sixième
part des blancs à la septième
ajoutée, puis comptés aussi
ensemble avec les flancs roussis
des taureaux les moins combatifs,
jaunes de robe et peu rétifs.

Puis, des vaches et des génisses,
gentilles bêtes au front lisse,
vois que les blanches dénombrées
sans qu'une seule en soit sabrée
sont le tiers avec le quart
de tout le troupeau au poil noir,
tandis que les noires comptées
égalent le quart ajouté
au cinquième du troupeau
pommelé, vaches et taureaux.

Quant à ces vaches pommelées,
une fois du troupeau démêlées,
elles sont égales aussi
à la cinquième partie
avec la sixième en plus
de ce nombre total voulu
des animaux jaunes et gras
paissant dans les champs de Mithra.

Enfin, il faudrait que tu saches
que le nombre des jaunes vaches
prend une sixième part
et une septième part
aussi du troupeau au poil blanc
pour en compter l'équivalent

Si tu as tout bien compris,
et soupesé de ton esprit,
tu sauras, démon, me trouver
aisément le nombre élevé
de chacun des quatre troupeaux,
tant des vaches que des taureaux.

Mais ce sera plus difficile
si se rassemblent sur une île
à part les taureaux noirs et blancs
pour former un carré aux flancs
égaux, tous aussi longs que larges,
comme une armée avant la charge,
et si, en prime, je t'apprends
que le vaste rassemblement
sur une grande île isolée
des taureaux au cuir pommelé
et des taureaux jaunes patients
forme un troupeau à trois saillants
pourvus de trois flancs identiques
derrière son chef unique.


Volkodave se tut. Un instant, Pétrel sentit la température grimper encore, comme si l'humeur du démon était portée à ébullition. De la sueur perla à son propre front. Sa vie dépendait désormais de la sagacité du démon, ou de la difficulté du problème. L'énigme de Volkodave transcendait toutes les énigmes des légendes. L'adolescent n'avait pas la plus petite idée de la réponse au problème des troupeaux de Mithra. Mais l'intelligence des démons était censée être sans borne.

La voix du gigantesque démon éclata:

— Je vous la réciterai : sept, sept, six, nul, deux, sept, un, quatre, nul, six, quatre...

Volkodave gloussa et prit la main de Pétrel.

— Venez, mon maître. Je crois qu'il a trouvé la réponse. Nous reviendrons quand il aura fini de la dire.

Pétrel se rendit compte que l'eau montait, submergeant la berge ainsi que son tapis rouge et spongieux. Volkodave le ramenait vers l'endroit où ils avaient laissé leur barque.

— C'est comme ça que tu nous sauves? protesta l'adolescent, peu enclin à revenir dans la bouche du démon géant pour mettre sa vie en jeu.

— Il lui faudra une éternité d'éternités pour tout réciter. Sauf erreur, un trillion de trillions de trillions de trillions... et ainsi de suite onze mille fois environ... de trillions d'années. La réponse à cette énigme est un très grand chiffre.

Il ne restait plus qu'un étroit espace entre les crocs du démon et les eaux de la Lente. Leur barque s'était dégagée de la gencive et flottait désormais à deux ou trois brasses de la muraille blanche. Volkodave bondit soudain, fendant l'air avec une force que les Aériens lui auraient enviée. En atterrissant dans la barque, il s'empara des rames et revint cueillir Pétrel au moment même où la Lente submergeait la base des dents géantes. Bientôt, ils pourraient s'échapper par une brèche entre les dents et retrouver Jacquet.

— Ah! fit Pétrel. Mais qu'est-ce qu'un trillion?

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