2008-07-28

 

Une retombée de Readercon

Chaque année, les auteurs présents à Readercon font connaissance les uns avec les autres, ou avec leurs lecteurs, en distribuant des citations de leur prose sur des étiquettes autocollantes que l'on accumule sur une feuille à part. En principe, on suggère aux collectionneurs d'étiquettes d'en faire un jeu oulipien en les rebrassant pour en faire de l'art trouvé. Ou on peut pousser le jeu jusqu'à se servir des citations recueillies comme inspiration d'un texte. C'est ce que j'ai fait pour la première fois; on retrouve dans le récit suivant des échos d'extraits de la prose d'Yves, de Grimmwire, du Grand Chloré...

Parfois à Paris, on s'endort dans le train et on se réveille en Italie. Le paysage n'a plus une goutte d'eau en trop. Les arbres ont rétréci, réduit à des silhouettes desséchées à l'habit d'un vert plus sombre, plus concentré, ou ils ont disparu. Là où il y avait de l'herbe, il y a des cailloux. Les toits sont faits de tuiles de terre cuite et recuite. Le soleil se hisse à peine au-dessus de l'horizon et sa lumière est déjà riche d'éblouissements à venir.

Il suffit de laisser le train rouler toute la nuit pour changer de climat, ou de continent si on se croit déjà en Afrique... Les voyageurs les plus vieux racontent toutefois qu'il existe d'autres trajets et d'autres destinations, autrement plus étranges. La réalité bifurque dès que le train emprunte un tunnel à la sortie de Paris.

Les personnes autorisées — mais par quelle autorité? — ont alors le droit d'ouvrir un portail quelque part dans les ténèbres du souterrain. À quoi reconnaît-on ces portiers de l'ailleurs? Les conteurs ne s'entendent pas. Sont-ils petits, sont-ils gros? Sont-ils de grands gaillards bardés de cuir et de tatouages, la peau criblée de petits ronds dessinés avec art pour faire beau ou pour faire oublier les blessures par balle et les brûlures de cigarettes? Sont-ils de petites filles aux cheveux blancs, un crayon feutre à la main pour dessiner une porte sur la cloison du wagon? Sont-ils jeunes et pétants de santé, sont-ils vieux et chancelants? Sont-ils saouls et crasseux, ou chics et mystérieux?

Adrien le Débandé n'est pas un portier, mais il en attend un. Pour se distraire, et il a bien besoin, assis dans le train qui fait défiler Paris la nuit dans ses fenêtres, il invente des équations quadratiques et il s'amuse à calculer leurs racines dans sa tête. Nombres réels, imaginaires et complexes caracolent. Le temps passe comme s'il en était le maître. Ou comme si Adrien n'avait pas abandonné depuis longtemps ses études en mathématiques. La pointe d'une théorie sur la nature du temps fait surface dans sa tête, mais il la repousse sous le sol tout de suite. Il ne se fait plus confiance, ou peut-être préfère-t-il ne pas ramasser le trésor qu'il a jeté aux orties, jadis. Il a peut-être changé d'avis, mais il n'aime pas changer d'idée.

— Appelez-moi Napoléonne.

La voix éraillée tire Adrien d'un songe un peu imprécis, parti de la racine carrée de deux pour remonter au théorême de Pythagore et aux secrets de la première secte de mathématiciens de l'Antiquité, chassés de ville en ville dans l'Italie du Sud, persécutés pour l'admission des femmes dans les cercles de disciples du Géomètre. L'une de ces premières mathématiciennes ne s'est-elle pas tranché la langue avec les dents plutôt que de ...

— Napoléonne !

Le portier est une femme et c'est maintenant qu'il s'en rend compte. Il l'examine un moment, muet et sceptique. Elle ne paie pas de mine, mais c'est sans doute parce qu'il faut la payer... En apparence, c'est une catastrophe ambulante, issue de quelque chambre de bonne à Neuilly, mal fagotée, du mauvais bord de la soixantaine, les cheveux rougis par le henné et le visage refait à coups de fard. Mais quand elle ouvre la bouche, son sourire est fait de perles.

— Napoléonne la Noyée, si vous voulez tout savoir.

— Pourquoi ce nom ?

Elle le fixe, comme s'il était encore plus laid qu'elle.

— Je suis celle qui plonge entre les réalités, celle qui tient la barre du timonier quand le train aborde l'aiguillage inexistant et s'enfonce vite sous la surface du temps, celle qui gouverne quand, corps et biens, le convoi sombre pour ne jamais revenir, coule et se noie. Je suis celle qui ne revient pas, la morte immonde que l'on croit tristement noyée avec tout son monde, celle qui ne revient hanter personne ici et sur qui se disent tant de faussetés aussi.

Quand elle éclate de rire, les perles de son sourire brillent, comme dans l'écrin d'un coquillage géant prêt à se refermer sur le nageur avide et imprudent.

— Et le prénom?

— J'en ai un pour chaque mission. Je n'ai pas de parents dans ce monde, comme dans la plupart des réalités où je ne suis jamais née. Je prends le prénom qui me plaît puisque je ne suis née que de moi et de ma volonté. Certains croient que la mort a hâte de réclamer les orphelines comme moi; mon prénom est donc mortel, car il va périr quand nous changerons de monde.

— Mais, voyons, il n'y a rien à craindre où nous allons, je croyais?

Adrien éprouve un pincement d'angoisse, mais la portière refuse de le rassurer.

— Il y a tout à craindre. Les mondes possibles sont si nombreux. De l'autre côté, il se peut que de la glace quantique jaillisse de tous les moteurs et circuits électriques, des commutateurs aux murs, des carcasses de voitures dans les dépotoirs, des ordinateurs de bureau au repos... Ailleurs, peut-être, l'avenir a été aussi radieux qu'on l'avait imaginé : des astronefs argentés ont visité les planètes, Disney a colonisé la Lune et des mineurs exploitent la ceinture d'astéroïdes. Ailleurs, il y a aussi des mondes si tranquilles que les événements les plus dramatiques de leur histoire tiendraient dans un texte de 800 mots, tout comme il y en a d’autres où un tome de 800 pages ne constituerait qu’une brève introduction aux affaires récentes. On ne peut pas vouloir l'extase sans risquer l'horreur, mon jeune ami.

— Attendez, dit Adrien, j’aimerais...

— Trop tard.

— Merde ! s’écrie-t-il tandis qu’une torsion dimensionnelle propulse le train dans un univers sans pitié.

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