2007-06-11

 

Le philosophe et l'érudit

Le dossier « Imaginaires du numérique » dans Spirale 188 (janvier-février 2003) se laisse feuilleter avec plaisir, si on veut bien sauter la diatribe de Jean-Claude Rochefort. Les articles individuels, comme celui d'Éric Le Coguiec sur les cyberprojets architecturaux, offre des exemples concrets (en architecture, en photographie, etc.) et des aperçus théoriques sur la création virtuelle (citations de Focillon, Sloterdijk, etc.) qui sont souvent fulgurants. Mais j'y trouve aussi une absence de culture ou de perspective historique qui me désole (tout autant que cette lacune me rassure sur la valeur de mon doctorat, qui n'est pas que redites).

Cette ignorance du passé me semble trop commune chez certains intellectuels qui sont parfaitement disposés à discourir brillamment sur un sujet donné, mais qui ne se donneront pas toujours la peine de l'approfondir. Ainsi, je suis tombé récemment sur cet article (.PDF) de Richard Saint-Gelais dans Voix et Images en 2002, « Orbites elliptiques de la proto-science-fiction québécoise : Napoléon Aubin et Louis-Joseph Doucet dans les parages de Cyrano de Bergerac et de Jules Verne ».

Cet article m'avait échappé au moment de signer mon enquête « Aux origines des petits hommes verts » (paru en français dans Solaris) ou encore mon essai vernien « Les enfants de Jules Verne au Canada : la génération étouffée » (paru dans Solaris). Mais il ne m'aurait rien appris, malgré l'analyse très serrée que fait Saint-Gelais des procédés utilisés par Louis-Joseph Doucet dans sa nouvelle vernienne.

Comme je l'indiquais dans mon article sur Verne et comme l'ont aussi révélé les recherches de Mario Rendace, Doucet était loin d'être le seul à son époque à jouer avec les références verniennes. Quant à Napoléon Aubin, la référence à Cyrano de Bergerac est presque obligée depuis que Michel Bélil avait signalé une parenté possible dans imagine.... Or, les références et emprunts possibles ne manquent pas dans le texte d'Aubin, tellement qu'on finit par se dire que la référence à Cyrano de Bergerac trahit l'indigence de la recherche plutôt que la culture du critique. Tout au plus Saint-Gelais cite-t-il un parallèle possible entre le feuilleton d'Aubin et un élément du récit Le diable boiteux (1707), d'Alain-René Lesage (1668-1747), quand le démon Asmodée fait disparaître les toits des maisons de Madrid pour en révéler l'intérieur aux regards. Passons sur les allusions par Aubin à Don Quichotte ou à la mythologie (Pégase). On notera que son cheval volant est appelé Griffon, ce qui le rattache à l'Hippogriffe de Roland Furieux, qu'une jument engendra d'un griffon (Chant IV) et qui permit au duc Astolphe de monter jusqu'au paradis terrestre avant de visiter la Lune à bord du chariot du prophète Elie (Chant XXXIV). Dans mon article sur les petits hommes verts, j'ai relevé un parallèle intéressant entre un passage du premier épisode du feuilleton d'Aubin et un passage du roman de Louis Desnoyers, Les Aventures de Robert Robert. Quant à l'utilisation par le protagoniste du feuilleton d'un mélange de gaz hilarant (allégorie du Fantasque lui-même en tant que remède aux mauvaises dispositions du gouverneur britannique) et de gaz inflammable, dit hydrogène, c'est sans doute un renvoi à une autre histoire de voyage dans la Lune, parue au siècle précédent — tout en reflétant l'effet produit sur les esprits par les premiers ballons à hydrogène.

Cette histoire commençait à la troisième personne :

« Mon pauvre Oncle, comme le sait l'Europe entière, ayant déjeûné après s'être vivement querellé avec un Physicien de ses amis, fut attaqué d'une collique si violente, que ma sœur & moi fûmes dans la plus grande alarme. Croyant qu'un clystère pourroit le soulager, dans le trouble où j'étois, je saisis une seringue, je l'ajuste au postérieur de mon Oncle : mais au lieu d'un liquide émollient, c'étoit de l'air inflammable que j'introduisois dans ses entrailles. Soudain je vis ce cher Oncle s'élever de son lit par degrés, voler au plafond, y faire deux ou trois tours, puis s'échapper par la fenêtre. »

Dans la suite de l'histoire, l'oncle lui-même prend la parole et raconte à la première personne, tout comme Aubin :

« Malheureusement ma fenêtre étoit ouverte; mon remède de gaz inflammable me fit, malgré moi, passer à travers, & je fus bientôt emporté dans la plus haute région atmosphérique. Le souvenir de l'aventure de défunt Icare, celle d'un autre étourdi qui se cassa les jambes en route, ni le danger de mon périlleux voyage, ne me causèrent aucune inquiétude. Les Physiciens, comme on sait, n'ont jamais peur : au contraire, la disposition de mon corps me laissant la face tournée vers la terre, je contemplois avec sécurité le tableau le plus magnifique que la Nature ait jamais offert aux yeux des mortels ; une sensation douce se répandit par tous mes membres ; l'air étoit si pur & si calme, je nageois dans une paix profonde, je croyais respirer le bonheur. »

Montant toujours ainsi, l'oncle arrive dans la Lune. « Oui, cher Lecteur, dans la Lune; rien n'est plus vrai : j'étois parvenu, sans le savoir, dans ce satellite de la Terre. »

Bref, l'épisode en apparence banal d'Aubin attend toujours d'être analysé en détail à la lumière des ouvrages qui l'ont précédé dans le temps.

Libellés : , , ,


Comments: Publier un commentaire

<< Home

This page is powered by Blogger. Isn't yours?