2025-03-24
Coupes à blanc
La scène baigne dans la brume quand la pièce débute dans un local du théâtre Premier Acte. Coupes à blanc est l'œuvre écoresponsable de Charlie Cameron-Verge pour le Collectif Verdun, avec Antoine Gagnon pour le seconder à la mise en scène. Le décor est de Bruno Verge et il est un des éléments les plus réussis.
La scène est divisée en deux. D'un côté, on a un appartement cossu, séparé de l'auditoire par des cloisons vitrées qui permet de voir ce qui se passe dans la cuisine, la salle à manger et le coin salon, et d'apercevoir l'entrée de la chambre d'amis. De l'autre, un espace indéterminé qui peut figurer les rues extérieures où les pauvres meurent, ou bien le vide surplombé par les fenêtres d'un domicile au quatrième ou cinquième étage de son immeuble.
L'appartement rappelle par sa disposition les logis longs et relativement étroits, aux pièces en enfilade, qu'on retrouve dans certaines maisons étagées de Montréal, comme celles qui bordent le parc Lafontaine. Cet appartement est occupé par un couple prospère composé de Tony et Marie, Dayne Simard jouant le rôle d'Antoine et Clara Vecchio celui de Marie. Ils reçoivent d'abord des amis en couple, avec qui ils prévoient de débuter le voyage qui les amènera sur un autre monde. Les personnages de Jean, joué par Nicolas Létourneau, et de sa compagne Marguerite, jouée par Mariann Bouchard, servent de pierre de touche aux autres personnages, qui témoignent d'un minimum de bonnes intentions par rapport à la crise climatique alors que Jean et Marguerite ne se soucient guère de la planète. S'ajoutent enfin à ce quatuor initial deux autres personnages, la sœur de Marie, Anne-Catherine, et son enfant, peut-être appelé Sam, même si la dramatis personae la présente comme l'Enfant tout court, jouée en alternance par Luce Dorion-Roy et Adela Casgrain-Rodriguez.
Hors de l'appartement, le personnage d'Asmodée (Nathalie Fontalvo) qui se meurt dans la rue représente toutes les victimes des conditions invivables qui règnent désormais hors des abris et des enclaves préservées.
L'égoïsme bourgeois est le plus clairement dénoncé, en particulier par une tirade de Jean, qui enfonce le fer bien profond, au risque de verser dans le stéréotype du bourgeois québécois incapable de renoncer à sa voiture. De même, Marguerite, l'ancienne barmaid qui a amélioré son sort en épousant Jean, est forcément une arriviste inculte et sans grande compassion pour autrui.
Catherine a perdu son compagnon, David, le père de son enfant, et elle a profité d'un prêt important d'Antoine et Marie pour subvenir à ses besoins et à ceux de sa fille.
Cette dernière, peut-être appelée Sam, passe un long moment à griffonner des graffiti sur les planchers et les murs. Elle conclut avec quelques mots en latin : « et lux in tenebris lucet et tenebrae eam non comprehenderunt » (et la lumière brille dans les ténèbres, et les ténèbres ne l'englobaient pas). Il s'agit d'une référence au Verbe incarné, Jésus, qui est la vraie Lumière, dans l'Évangile selon saint Jean. On peut l'interpréter comme un hommage aux paroles du dramaturge, qui essaie d'éclairer notre situation présente.
La montée des tensions entre les personnages capte l'intérêt. Cameron-Verge a débuté l'écriture de la pièce en 2019 et il est évident qu'il a eu le temps de la peaufiner pour que tous ses éléments constituent un engrenage inexorable. Les cinq personnages principaux exhibent une cordialité de circonstance, mais ils s'opposent malgré tout. Ils sont divisés par des convictions écologiques contrastées, l'apologie par Jean du confort hypocrite, le perfectionnisme mal venu d'Antoine, le regret du renoncement à un enfant que révèle Marie, le sort des pauvres peut-être abandonnés sur Terre et l'espoir de continuer comme avant sur un autre monde.
La fin du monde plane sur ce dernier repas, ce qui peut rappeler la conclusion du téléfilm Don't Look Up de Netflix, mais en moins émouvant, et en moins drôle.
La destination de l'exode terrestre reste floue. S'agit-il de la planète Mars, choix de prédilection des tech bros comme Elon Musk? Il est question d'une navette, mais je n'ai pas saisi si elle devait rallier un vaisseau capable d'un long voyage, ou tout simplement une colonie sur la Lune ou Mars. C'est d'ailleurs le point faible de la pièce. Les conséquences de la crise climatique restent si vagues qu'on saisit mal ce qui précipite le départ de la Terre alors qu'on se retrouve dans un futur pas si lointain, à en juger par le mobilier, les vêtements et les allusions. Comment la situation s'est-elle détériorée aussi vite ?
L'autre défaut de la pièce, c'est de ne relier la fin du monde à rien de concret. Le personnage d'Asmodée, qui joue un peu le rôle du chœur grec, exprime une douleur qui reste souvent informe, voire incompréhensible. Et les personnages principaux ne semblent ressentir rien de très précis dans ce contexte de fin du monde. On peut soupçonner que la tension du départ déclenche les crises de nerfs successives, mais ces éclats ne nous font pas sentir la triste réalité de la fin des choses et de l'exil. Ce n'est qu'à la toute fin de la pièce, quand les personnages partent en abandonnant l'appartement sans ranger ou nettoyer, qu'on sent la réalité du départ. Il aurait fallu illustrer autrement les conséquences sociales et psychologiques d'un départ de la Terre : les personnes qui arpentent les rues et les campagnes en prenant des photos ou en filmant, les gens qui se suicident pour se faire enterrer dans une terre ancestrale, les vandales qui abattent des statues ou des monuments puisqu'il n'y aura plus de lendemain, les enchères pour mettre la main sur des souvenirs de la Terre, les fêtes effrénées, etc.
D'un point de vue théâtral, c'est une pièce efficace, dont les personnages animés par les acteurices avec une grande intensité offrent un aperçu d'un futur possible, malheureusement dystopique, et nous captivent rapidement, sinon immédiatement. Du point de vue de l'anticipation ou de la science-fiction, il manque des développements. Le dramaturge s'est contenté de s'en servir comme d'une hypothèse, voire d'un prétexte.
Libellés : Québec, Science-fiction, Théâtre